En relisant le dernier ouvrage de Delphine Horvilleur, Vivre avec nos morts, je me suis rendu compte qu’il existait un chaînon manquant à la lutte contre les pratiques discriminatoires : celui de la mémoire ;
« nul ne peut être discriminé en fonction de sa mémoire », pourrait-on lire dans un texte de loi, voire dans un de ceux du bloc de constitutionnalité
Réparer cet oubli pourrait permettre au Code pénal de sanctionner plus efficacement les négationnistes, le révisionnisme, « l’usurpation indolente » et, plus généralement, de rendre justice à tous ses peuples qui ont connu le génocide ou la terreur, et qui souhaitent que nos principes, nos libertés et nos droits fondamentaux en tiennent compte.
La mémoire n’est, en effet, ni une affabulation, ni une sédimentation ou une simple méditation historique, une "fiction juridique" (Delphine Costa), non plus un attribut physique, ni même une opinion politique, encore moins un handicap ou un acquis social...
Elle permet de se construire un passé acceptable et approprié aux yeux de tous, de tout ce qui nous entoure, de nos contempteurs et nos contemporains, de nos compagnons, de nos collègues, de nos congénères, de nos connaissances…
La mémoire de la Shoah, de l’esclavage, des génocides, de la ségrégation et de la colonisation, de l’immigration, des révolutions et des révoltes sanglantes dans le monde arabo-musulman, des massacres au Proche-Orient, n’est pas assez enseignée dans nos établissements et manuels scolaires.
Plusieurs historiens, plusieurs médias, nombreux intellectuels et plusieurs philosophes l’ont souligné, tandis que les neuf juges constitutionnels continuent de considérer que le législateur français n’est pas compétent et assez méritant pour tirer les conséquences des exagérations, des exubérances dans les écrits erronés érudits ou les propos relatifs aux drames du massacre arménien, rwandais, d’ici ou ailleurs, pour constater et consacrer l’existence de peuples, de minorités, de cultes, de cultures, de langues à part entière.
Comment redonner confiance et consistance à nos institutions si l’on raye, si l’on raille, si l’on ne se rallie pas aux "leçons" des différences socioculturelles ? Cette mémoire est essentielle au vivre ensemble et à l'empathie critique..
Notre cohésion sociale et nationale en dépend. Elle n’est pas en contradiction avec le principe de laïcité, même si elle noue des relations essentielles et authentiques avec les religions, les croyances, les corps, les morts, les torts…
La mémoire est construite, elle touche à notre sensibilité, à nos émotions, à nos sentiments... La nier aux individus constitue un acte et provoque un risque de déshérence identitaire électorale pour les groupes ou les catégories de la population qui en revendiquent le caractère toujours vivant.
La France est cette maison, plurielle. Elle ressemble à une mosaïque interculturelle ; elle rassemble toutes les histoires qui ont participé à l’élaboration de la nation. Elle doit rendre un hommage à chacun des souvenirs de l’absence, chacune des tragédies, des idéologies, chaque déni, à toutes ces « passions douloureuses » (Benjamin Stora) qui ont traversé son cours.
La France n’est pas ce « monstre » monolithique et froid que décrivait Thomas Hobbes, il est perméable aux tendances, aux tentations, aux tentatives, aux tentacules du passé ... Il n’est pas possible de se priver, ou même d’éprouver les racines chrétiennes françaises. Mais que dire de ces apports venus de tous les continents pour enrichir notre démographie, renforcer nos armées, "améliorer" notre capital humain et culturel, donc faire grandir notre croissance, notre développement ?
Que dire, en effet, de ces soldats qui ont combattu pour notre patrie pendant les guerres du XXème siècle ? Que dire de cette main d’œuvre issue de nos anciennes colonies venue pendant les « Trente glorieuses » apporter leur pierre à l’édifice ? Que dire de ces filles et ces fils d’immigrés qui rencontrent tant de discriminations sur le marché du travail, pour trouver à manger, pour accéder au logement, pour s’éduquer ou pour obtenir un service, un loisir... ? La mémoire doit être pensée, enseignée et modelée de manière possible et positive, irréversible et irrévérencieuse Il faut agrandir l’Histoire, plutôt que de la rétrécir, au lieu d'arracher les identités les unes aux autres.
Refléter et rappeler l’ajout des plusieurs couches du peuplement de notre pays est un « pied-de-nez », mais également un rempart, un ressort, un sursaut et un renfort face aux théories conspirationnistes ou encore aux utopistes du "grand remplacement" désignés par l’extrême-droite.
La renaissance et la reconnaissance de notre diversité mémorielle est un récit, une matrice, un facteur et un vecteur de solidarité, de fraternité, d'éternité, de sécurité, de transparence et d’accessibilité à notre ordre normatif, un moyen de redorer et de redéployer notre blason sur la scène internationale. Il faut désormais la justifier et l’inscrire dans notre espace public, sous peine de la voir disparaître et de l’estimer trahie, la peur de l'oubli.