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Mélia Arras Djabi est Maître de Conférences à l'Université Paris Saclay. Ses travaux reposent sur des thèmes de recherche, tous rattachés à des contextes de crise/ de changement : la socialisation au travail, les tensions de rôle, la diversité, les boucs-émissaires. Elle travaille également sur des solutions en termes d'espaces de discussion pour réduire les souffrances et violences au travail.

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Billet de blog 9 novembre 2020

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Mélia Arras Djabi est Maître de Conférences à l'Université Paris Saclay. Ses travaux reposent sur des thèmes de recherche, tous rattachés à des contextes de crise/ de changement : la socialisation au travail, les tensions de rôle, la diversité, les boucs-émissaires. Elle travaille également sur des solutions en termes d'espaces de discussion pour réduire les souffrances et violences au travail.

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Le travail en temps de crise: une occasion de repenser son rapport au travail ?

C’est en période de crise que l’on s’interroge et celle de la COVID-19 a sur les employés un effet révélateur. Elle a brutalement fait basculer les salariés de nombreux pays en télétravail et ainsi marqué un point d’arrêt - entre un passé qu’ils célèbrent ou critiquent et un futur qu’ils espèrent ou redoutent.

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Mélia Arras Djabi est Maître de Conférences à l'Université Paris Saclay. Ses travaux reposent sur des thèmes de recherche, tous rattachés à des contextes de crise/ de changement : la socialisation au travail, les tensions de rôle, la diversité, les boucs-émissaires. Elle travaille également sur des solutions en termes d'espaces de discussion pour réduire les souffrances et violences au travail.

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Par la reconfiguration de leur espace et temps de travail, les employés se sont rendus compte des contraintes qui pèsent sur leur quotidien de travail, mais aussi des opportunités qu’ils pouvaient tirer de cette crise sanitaire pour redéfinir les contours de leur métier.

Une étude* menée auprès d'une diversité de salariés français montre que 80% des salariés interrogés considère que la crise a changé leur rapport au travail. Quatre domaines spécifiques sont concernés : les relations sociales ; l’équilibre vie-privé/vie-professionnelle ; la charge et l’organisation du travail ; les conditions matérielles et d’accès au travail.

Les relations sociales au travail

86% des déclarants affirment que la relation avec leurs collègues et/ou leur manager leur a particulièrement manqué. Le confinement et le télétravail « forcé » a révélé aux travailleurs l’importance des relations sociales entretenues dans la sphère professionnelle : vectrices non seulement de bien-être sur le plan personnel mais également de cohésion, d’émulation, de prise de décision et d’échange d’information sur le plan professionnel. L’absence de contacts réels a créé des carences en matière de sociabilité. Les individus témoignent d’un sentiment d’isolement et de solitude, exacerbé pour ceux qui vivent seuls à leur domicile.

La crise que nous traversons a également mis en lumière l’effet délétère de certaines relations sociales au travail, constaté par 17% des employés interrogés. Certains considèrent que le fait de ne plus être dans une atmosphère « tendue » ; de ne plus être au contact de leurs collègues « dans des réunions crises de nerfs » participe à réduire leur stress. Le télétravail a également des effets bénéfiques sur la concentration et l’efficacité : le fait de ne pas être sollicité en permanence (réduction des réunions, appels téléphoniques, conversations avec les collègues), de ne pas être dérangé par l’environnement bruyant des open-space a procuré aux salariés interrogés une certaine sérénité particulièrement apprécié.

L’équilibre vie-privée / vie-professionnelle 

22% des salariés interrogés considèrent que le télétravail leur a permis de trouver un meilleur équilibre entre leur vie-privée et vie-professionnelle. Les travailleurs se réjouissent de pouvoir passer plus de temps en famille, de pouvoir réaliser des tâches domestiques en même temps ou à la suite de tâches professionnelles (« participer à une réunion à titre informatif en préparant un bon repas », « lancer une machine pendant le temps de travail » ; « faire les courses le midi », « faire des tâches ménagères entre deux appels ») ou encore de pouvoir consacrer du temps à leurs activités sportives et de loisirs.

D’un autre côté, la cohabitation avec les autres membres de la famille n’a pas toujours été vécue de façon confortable. La perméabilité entre les sphères privées et professionnelles a créé certains « conflits de rôle » : devoir endosser le rôle d’enseignant tout en travaillant ; assister à des réunions tout en « gérant une famille » et qui plus est pour certains, « des enfants en bas âge ».

La charge et l’organisation du travail

30% des travailleurs interrogés considèrent que cette période de crise leur a fait gagner en autonomie, en liberté et en capacité d’organiser leur travail en adéquation avec leur rythme « personnel » et familial. Plusieurs travailleurs mentionnent notamment la fin du « calvaire » des réveils matinaux et l’intérêt de pouvoir travailler aux heures durant lesquelles ils se sentent les plus productifs.

A contrario, la période de télétravail a été considérée comme une période de surcharge de travail pour 20% des travailleurs. Ils mentionnent « la fatigue » induite par la sur-connexion, la multiplication des emails (le travail sur site permet de s’ajuster en temps réel) et des visioconférences (« le fait de passer des journées entières en conférences téléphoniques avec un casque sur les oreilles »). Le « technostress » se manifeste par la « difficulté à couper », par le fait de se sentir obligé de rester disponible en permanence (« même en pause déjeuner, on se sent obligé de répondre ») et d’exiger des autres une connexion continue (« j’ai des collaborateurs qui perdent la notion du temps en exigeant par exemple une réponse le lundi à 9h00 à un email envoyé le samedi à 3h00 du matin »). Certains télé-travailleurs ont également vécu avec difficulté l’usage des technologies en raison d’un déficit de compétence technique et de formation dédiée. 

Les conditions matérielles et d'accès au travail 

45% des salariés interrogés apprécient le gain de temps de transport, d’autant que les conditions de déplacement (retards dans les transports en commun, embouteillages, promiscuité et risques sanitaires) sont sources de stress et de fatigue. L’économie peut être également financière : avec le télétravail, plusieurs salariés affirment avoir vu leur budget transport réduit (coût de l’essence et des transports en commun). Pour certains travailleurs, qui conçoivent le trajet domicile-travail et les déplacements dans l’entreprise (d’un service à un autre etc.) comme des occasions d’exercices physiques ou de temps à soi, la sédentarisation induite par le travail à domicile a été vécue de façon éprouvante.

Cette période a également révélé la disparité des conditions matérielles de travail. Certains disposent d’un espace personnel confortable et compatible avec le télétravail (« travailler à la campagne », « avoir un cadre de travail agréable »). Pouvoir arborer un look décontracté, « ne pas porter de chaussures » ou encore « manger chez soi et « boire du café à volonté » ont notamment été appréciés. À l’inverse, le travail à domicile a été vécu comme difficile lorsque les conditions matérielles ne sont pas réunies. Il est ainsi évoqué « le manque d’espace », les problèmes de connexion internet, le défaut d’infrastructure informatique (VPN), les carences en matière d’équipement (écrans, chaise, bureau, imprimante) mais également l’absence de documentation nécessaires à l’exercice du travail.

Conclusion : quelle évolution du rapport au travail ?

Dans une situation sanitaire difficile qui semble se prolonger, et après une expérience forcée de  télétravail vécue de manière très hétérogène, comment prendre en compte ce nouveau rapport au travail qui se dessine ?

Nous suggérons quatre axes de réflexion pour la période de confinement qui s’annonce et pour envisager sereinement la période post-crise.

Globalement, les travailleurs plébiscitent le maintien de leurs relations interpersonnelles au travail pour leur côté motivant. Pour les entreprises, la perte de ces liens peut engendrer une baisse de la richesse des échanges, de l’innovation et la créativité. Comment permettre à ces échanges d’avoir lieu a minima à distance ? Diverses solutions de maintien des liens informels ont été imaginées comme les pauses cafés virtuelles et l’organisation de jeux à distance. Dans un potentiel nouvel équilibre à trouver entre le maintien de liens sur site et en télétravail, la reconfiguration des espaces et des temps de travail se pose pour permettre à la fois le lien social, la qualité des échanges, et le calme qui permet la concentration sur un travail individuel.

Les travailleurs ne souhaitent également plus sacrifier leur vie personnelle au profit de leur vie professionnelle et aspirent à un certain équilibre entre ces deux sphères, rendu possible par le télétravail et l’économie de temps de transport qui en résulte. Comment maintenir l’engagement au travail dans le temps lorsque le lien avec la vie professionnelle se passe derrière un écran et que les frontières entre les deux sphères deviennent poreuses ? Les salariés interrogés s’estiment plus à même d’organiser leur temps de travail, en cohérence avec les besoins de l’entreprise et leur vie personnelle. Leur témoigner de la confiance, leur octroyer des marges d’autonomie dans la définition de leurs objectifs et de leur organisation semble favoriser cet engagement. Mais ces attentes exprimées par les salariés challengent la question du contrôle du travail par le management et la façon dont la ligne hiérarchique se repositionne vis-à-vis du travailleur à distance. 

Comment les entreprises peuvent-elles protéger leurs salariés des risques psycho-sociaux induits par le télétravail ? Des démarches de prévention du technostress (chartes, usages collectifs des emails etc.) semblent nécessaires pour sensibiliser les managers et collaborateurs aux effets délétères d’une sur-connexion. Il semble également nécessaire d’accompagner les salariés dans l’usage des technologies : la mise en place de formations dédiées, de cellules de soutien techniques sont fondamentales pour que la transition s’opère « en douceur ».

Cette crise nous invite enfin à repenser les conditions matérielles et d’accès au travail. Certains travailleurs ne souhaitent plus passer trop de temps et dépenser trop d’argent pour leurs déplacements domicile-travail et aspirent à pouvoir travailler depuis leur domicile lorsqu’ils le souhaitent. Lorsque le télétravail est imposé, l’employeur doit s’assurer que les conditions matérielles (connexion internet, équipement, documentation dématérialisée) du télétravail sont réunies (prêts de matériel, prime d’équipement, accès à l'intranet). Pour tenir compte des cas des salariés ayant des situations de logement difficiles, des espaces de travail sur site ou en partage pourraient être proposés.

Le développement du télétravail a été perçu de façon globalement positive par les salariés, même si son appréciation révèle des situations contrastées : il répond à de nombreuses attentes et permet de s’affranchir de nombreuses contraintes mais il présente aussi des limites lorsqu'il n'est pas suffisamment "pensé" par l'entreprise. Si le télétravail permet d’entrevoir pour les entreprises des économies de locaux, de frais de voyages, etc., son développement ne peut faire l’économie d’une réflexion sur les quatre axes évoqués.

Mélia Arras-Djabi et Serge Perrot

 *L’échantillon (N = 192) comprend 49,5% d’hommes et 50,5% de femmes. Les moins de 25 ans représentent 6,3%, les 25-30 ans 14,7%, les 31-40 ans 40,2%, les 41-50 ans 21,5%, et les plus de 50 ans 17,3%. Les répondants étaient 47,9% à avoir des enfants, et 52,1% à ne pas en avoir. 54,5% d’entre eux résidaient en Ile de France, et 45,5% en province. Enfin, les principales fonctions des répondants concernent les domaines suivants : management (25%), enseignement / formation (12,5%), ingénieurs (12%), conseil (9,4%), RH (7,3%), informatique / SI (5,2%), commercial / marketing (4,7%), assistant / administratif (4,2%), comptabilité / contrôle (3,6%), santé (2,6%), finance (1,6%), communication (1,6%), droit (1,6%), logistique (1%), technicien (1%). Enfin, les niveaux de rémunération étaient répartis de moins de 1400 euros net mensuel (5,3%), de 1400 à 2000 (17,9%), 2000 à 2800 (27,9%), 2800 à 4700 (37,8%), plus de 4700 (11,1%).

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