A quelques heures de son passage sur le Live de Médiapart, Raphaël Enthoven validait par la formule « Pas mieux » un tweet condamnant la violence des débats sur les réseaux sociaux : « Ça devient de plus en plus difficile d'assumer une posture nuancée face à ce genre de tyrannie intellectuelle qui consiste non pas à débattre mais à assimiler le moindre désaccord à du fascisme, du machisme ou du racisme pour décrédibiliser et dissuader toute contestation. »

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Cette approbation d'Enthoven valait-elle remise en cause personnelle et promesse de nouvelles pratiques du débat ? Car on ne peut pas dire qu'Enthoven adopte toujours des « posture nuancée ». Et il pratique allègrement l'assimilation du « moindre désaccord à du fascisme, du machisme ou du racisme pour décrédibiliser et dissuader toute contestation. »
Quelques exemples suffiront. Le 1er mai, le polémiste n'hésitait pas à qualifier de « collaborateurs, au sens que l'histoire donne à ce terme » une militante qui le reprenait sur une de ses invectives habituelles à l'égard de féministes musulmanes. « Collaborateurs au sens que l'histoire donne à ce terme » renvoie au régime de Vichy et à la participation du gouvernement et de citoyen-nes à la déportation des juif-ves, des rroms, de France. Est-ce là une « posture nuancée » ou une assimilation à du « fascisme » (ou plutôt ici de la collaboration au fascisme) pour « décrédibiliser ou dissuader toute contestation » et exercer de la « tyrannie intellectuelle » ? Même hésitation sur le fait de traiter un ensemble de militantes de « fausses féministes » : « posture nuancée » ou assimilation au « machisme » pour décrédibiliser, etc.
Qu'est ce qui valait à cette militante féministe d'être qualifiée de « collaborateurs, au sens que l'histoire donne à ce terme » ? D'avoir remis en question un amalgame souvent pratiqué par Enthoven, entre la situation des femmes en Iran, où le voile leur est imposé, et la situation des femmes portant le voile en France et le revendiquant.
Le 21 avril, Enthoven reprenait des images terribles d'une femme iranienne frappée et lynchée parce que ne portant pas le voile. Son réflexe a été de prendre ces images comme prétexte pour embarrasser non pas les responsables de cet état de fait, mais les féministes musulmanes en France : « Quand des femmes en hijab lynchent publiquement une femme qui "ne le porte pas correctement', comment réagissent les "féministes musulmanes" ? » en mentionnant l'organisation Lallab.
Enthoven reprenait ainsi son leitmotiv, qu'il avait martelé des jours durant quand cette association affrontait une campagne de diffamation autour de ses candidatures pour le service civique : les féministes musulmanes, notamment de Lallab, seraient de fausses féministes car elles ne défendent pas toutes les femmes. Les guillemets signalent ici ce qu'il explicitera dans le tweet déjà cité : "fausses" féministes. Qu'importe au fond que les positions de l'association soient claires depuis longtemps, sans équivoque sur la défense des droits de toutes les femmes à s'habiller comme elles l'entendent, Enthoven se croit légitime à décréter, sans jamais argumenter, et en niant le discours réel de l'association, que c'est insuffisant1pour faire d'elle des "vraies" féministes.
Mais ce n'est pas cela que la militante féministe lui reprochait. Elle lui reprochait d'amalgamer des situations totalement hétérogènes : « Quand Enthoven fait le lien entre les agents d’une dictature théocratique et des féministes en France sous prétexte qu’elles partagent (à peu près) la même religion, comment appelle-t-on ça ? » Selon elle, les responsables du lynchage, qu'Enthoven épargne dans son tweet pour s'en prendre aux féministes musulmanes de France, sont des agents d'une dictature. Les comparer à la situation des féministes en France est donc d'après elle inepte, à moins de considérer que leur religion commune, ou ce qu'elle porte sur la tête, soit de nature à justifier le rapprochement et à rendre Lallab responsable ou complice de ce crime. Il s'agit là d'une question légitime et nuancée. C'est ce qui vaut l'accusation de « collaboratrice, au sens que l'histoire donne à ce mot », accusation dont chacun peut apprécier la « nuance » ou la « tyrannie intellectuelle ».
Les exemples de telles « postures nuancées » du chroniqueur sont nombreux et ne se limitent pas à Twitter. Dans son émission de radio, avec un retentissement bien plus important que sur les réseaux sociaux, il a ainsi indiqué que « les antiracistes avaient du sang de prof sur les mains » (19 octobre 2016) ou que l'écriture inclusive était de la « novlangue » (26 septembre 2017), au service donc d'une pensée dictatoriale et totalitaire, assimilant les militantes féministes au Ministère de la vérité de 1984. De tels propos, révélateurs d'une certaine « posture nuancée », se paient au prix d'arrangements avec le réel, comme on pourra le voir en lisant les articles en lien. Concernant l'écriture inclusive par exemple, Enthoven s'est permis d'étaler avec fierté son incompétence en matière de linguistique et d'histoire de la langue française. Et on a vu dans son tweet invectivant une féministe le niveau d'expertise sur lequel reposent ses amalgames. Pour ce polémiste, obscurantisme assumé et « position nuancée » vont de pair.
C'est ce même obscurantisme qui anime ses critiques incessantes des expériences en « non-mixité ». Il en a donné un exemple ce même premier mai :
Ironisant sur le métissage – il rajoutera ensuite une blague se moquant de l'écriture inclusive – le polémiste fait semblant de ne pas savoir que le terme « racisé » renvoie à toute personne qui est défini par le prisme de la race, entendu comme construction sociale. Manifester son désaccord avec de telles remarques absurdes en niant la validité des concepts auxquels on s'oppose sans avoir à argumenter serait légitime si la méthode était ponctuelle et si Enthoven ne prétendait pas discourir en tant que professeur de philosophie. A moins d'en revendiquer le titre sans en assumer les obligations, Enthoven doit savoir qu'avec cette ironie facile valorisant l'ignorance des sciences sociales, il valide, là où il prétend la condamner chez ses adversaires, l'existence de races biologiques identifiables à la couleur de la peau ou du non-métissage, races biologiques à l'aune desquelles il faudrait valider la réalité ou non d'une expérience raciste.
Ce soir, Enthoven participe à un débat au live de Mediapart et parlera d'un manifeste sur le « nouvel » antisémitisme qu'il a signé et dans lequel on peut lire l'affirmation toute en nuance que la situation des juif-ves en France s'apparenterait à une « épuration ethnique à bas bruit ». Paru alors que les néonazis faisaient la fête en Allemagne, s'affichaient librement en Hongrie, et alors que certain-es d'entre eux participaient avec la bénédiction de l'Etat français au harcèlement de migrants à la frontière italienne, le texte nous explique que l'islam est par essence vecteur, et le vecteur princial, d'antisémitisme : le terme "islamisme", jamais défini, permet de laisser croire qu'on ne parle pas de tous-tes les musulman-es, mais d'inclure, par son flou théorique, tout-e musulman-e ne se conformant pas à des pratiques édictées par les signataires. Sous la plume des divers-es signataires, islamiste permet ainsi de désigner autant une femme revendiquant le choix de porter le voile ou demandant un menu sans porc à la cantine qu'un terroriste. L'islamophobie réclame de la "nuance".
Le texte est cosigné par des spécialistes de l'universalité des droits humains et de la posture nuancée : Nicolas Sarkozy pour qui « l'homme africain n'est pas rentré dans l'histoire », Manuel Valls qui trouve qu'il n'y a pas assez de blanc-hes sur la photo et que les rroms vivant en France « ont vocation à rentrer en Roumanie ou en Bulgarie », Pascal Bruckner qui assimile homosexuels et pédophiles, Philippe Val pour qui la politique de Vichy fut « par défaut, une politique arabe », Frédéric Haziza qui a reconnu une agression sexuelle en la qualifiant de « gestes déplacés » (la nuance!), etc. On comprend mieux pourquoi Enthoven se sent légitime à parler de vrai ou faux féminisme / antiracisme, quand on voit avec qui il accepte de « collaborer » (au sens général dans lequel on prend ce terme).
Retour au premier tweet : en le validant, Enthoven signifiait-il qu'il prenait conscience de la violence qu'il exerçait par ses pratiques ciblant particulièrement les femmes racisées ne partageant pas sa propre vision du féminisme et de l'antiracisme ? Il n'en est rien. Le tweet qu'Enthoven soutient était une critique d'un de mes propres messages, condamnant les invectives systématiques du polémiste ciblant un certain nombre de militantes féministes, souvent racisées.
Enthoven peut harceler des féministes en les accusant d'être des menteuses, des complices de violences contre les femmes en Iran, en niant le discours pourtant très clair qu'elles tiennent, assimiler les féministes militant contre le machisme dans la langue à des agents de la dictature orwellienne, falsifier l'histoire du français et la linguistique pour qu'elle s'adapte à son machisme, nier à des personnes victimes de racisme le droit de se réunir entre elles pour décider de ce qui est bon pour elles, les traiter pour cette raison de racistes en assumant l'ignorance la plus crasse des sciences sociales et en posant sous prétexte d'humour les fondement d'une réhabilitation de races biologiques, signer un texte qui affirme que les musulm...- pardon les "islamistes" organisent l'épuration ethnique des juif-ves de France : c'est de la posture nuancée ; on lui fait remarquer que son comportement relève du harcèlement raciste et sexiste, de l'obscurantisme (après en avoir apporté la preuve dans plusieurs longs articles argumentés) : c'est de la tyrannie intellectuelle.
Ce n'est pas un paradoxe, ce n'est pas de l'hypocrisie. C'est la marque d'un privilège qui refuse de s'avouer comme tel, qui s'affranchit de toute rigueur, de toute conformité éthique entre les injonctions pour les autres et les pratiques personnelles et qui s'autorise des pratiques rabaissant le débat d'idées - surtout quand il s'agit de répondre à des femmes racisées.
MAJ du 3 mai : au cours du live de Médiapart, Raphaël Enthoven reconnait plusieurs problèmes dans la tribune qu'il a signée, notamment l'expression "épuration ethnique", la revendication concernant des extraits du Coran qu'il faudrait que des autorités religieuses frappent d'obsolescence, l'utilisation des chiffres... Cela ne l'empêche pas de signer, car le texte contiendrait des vérités très justes, comme le fait que l'antisémitisme n'est pas que l'affaire des juifs ou que "la France sans les juifs n'est pas la France" et car les défauts du manifeste n'en épuiseraient pas l'essentiel, à savoir l'universel (un universel qui oublie de rappeler la permanence d'un antisémitisme traditionnel en France ou l'entreprise de réhabilitation de l'antisémitisme maurrassien à l'oeuvre en France). De grandes banalités inefficaces justifieraient donc la signature d' un texte empli d'outrances.C'est un nouvel art de la nuance. Défendant ce texte, Enthoven dénonce le "procès d'intention" en islamophobie qui lui est fait. Or les critiques contre le manifeste partent d'un texte écrit et de ce qu'il signifie. L'expression "procès d'intention" n'est donc pas adéquate.
Il demande qu'on reconnaisse, par "bonne volonté", la "vertu" des signataires (36'47) d'être antiracistes et de vouloir lutter contre le racisme. Je renvoie aux citations de certain-es signataires ci-dessus. Il reconnait ne pas ne pas être compétent sur l'islam et ses éventuels dévoiements (9'08). Cela ne l'empêchera pas de couper à de nombreuses reprises un islamologue, Mohamad Bajrafil pour lui faire la leçon sur l'exégèse du Coran. Enthoven avait pu s'exprimer sans être interrompu. Plus tard (42'38) le chroniqueur de philosophie sous-entendra que Bajrafil ne dirait pas la même chose si la discussion se faisait en privé - ce qui implique que l'islamologue travestit sa pensée car il est devant les caméras. Le tout après avoir déploré un "procès d'intention" fait aux signataires du manifeste.
1Si l'absence de réaction à tel ou tel fait pouvait suffire à critiquer une personne ou à la renvoyer à ses contradictions, on est en droit d'attendre de Raphaël Enthoven qu'il se positionne quand l'Etat français expulse un homosexuel dans un pays où il se fera tuer, un malade du sida dans un pays où il ne pourra pas se soigner, ou quand il prive les enfants rroms de leur droit à être scolarisés. Contrairement à Lallab à qui il reproche de ne pas tenir un discours que les militantes tiennent portant, lui ne se contente pas de taire ces faits : il affirme que le racisme d’État n'existe pas.