
La chronique de ce matin s'appelle : « Quand Nuit Debout préparait la grève générale ». On peut l'entendre à ce lien. Faisant mine de soulever une question, l'éditorialiste s'y moque des mouvements protestataires (la manif de demain 5 mai 2018, Nuit Debout en 2016). Sa charge repose sur un principe assez simple : le contraste entre le discours de mobilisation d'une figure de Nuit Debout, l'économiste Frédéric Lordon, en 2016 ; et la réalité législative et électorale qui a suivi le mouvement, qui semble prouver qu'il n'a servi à rien. Le discours de Lordon, symbole d'une rhétorique protestataire, ne serait alors que « l'écho d'une minorité qui comme ce fut le cas pour la Manif pour tous fait d'autant plus de bruit qu'elle est minoritaire. ? »
Avant de revenir sur ce rapprochement entre la Manif pour tous et Nuit Debout, il faut analyser selon quelle « méthode » Legrand pose un diagnostic sur les effets de Nuit Debout qui lui permettrait le rapprochement avec LMPT.
Après une introduction revenant sur l'annonce par François Ruffin d'un « frémissement », le chroniqueur passe des extraits remontés d'un discours de mobilisation de Frédéric Lordon lors d'une des Nuits Debout de 2016, qui commence ainsi : « Il y a dix jours, le conditionnel était de rigueur et nous pouvions seulement dire 'il se pourrait que nous soyons en train de faire quelque chose'. Je crois qu'on peut maintenant abandonner les prudences grammaticales : nous sommes en train de faire quelque chose ».
L'éditorialiste commente alors ce long extrait : « Voilà et puis la loi El Khomri est passé, puis Emmanuel Macron a été élu avec ou malgré un programme économique, clair, il l'applique alors la question qui se pose pour Nuit Debout comme pour la Manif de demain : est-ce un frémissement qui n'en finit pas de frémir ou est-ce l'écho d'une minorité qui comme ce fut le cas pour la Manif pour tous fait d'autant plus de bruit qu'elle est minoritaire ? »
La méthode repose donc sur la dérision : la réalité politique tournerait en ridicule le ton utilisé par Lordon. C'est une méthode inepte.
Thomas Legrand réduit tout un mouvement complexe à un unique discours, qui plus est de mobilisation, et non de diagnostic : un peu comme s'il s'agissait d'un engagement de promesse électorale d'un parti candidat. Puis il compare ce discours, devenu symbolique de tout un mouvement, à la réalité politique (réduite aux lois et aux élections) deux ans plus tard : un peu comme s'il se plaignait que l'engagement de campagne n'ait pas été tenu.
Cela n'a aucun sens, même lorsqu'on entend faire preuve d'ironie. En 1942, s'il avait été chroniqueur pour Radio Paris, l'éditorialiste se serait-il moqué de l'appel du 18 juin sous prétexte que Pétain était encore au pouvoir, que la France était encore occupée, et sans prendre en compte la réalité des rapports de force : « Ah ah ah, en 1940, de Gaulle appelait à résister. Mais depuis, les pleins pouvoirs n'ont pas été retirés à Pétain, il a serré la main à Hitler et entrepris de collaborer avec l'Allemagne ? De Gaulle : beaucoup de bruit pour rien, minorité sans impact. » (Puisque Legrand s'autorise des comparaisons ineptes, ne nous privons pas de lui renvoyer sa méthode)
Ce serait de la bonne propagande, mais de la très mauvaise analyse.
A la bêtise du procédé, Thomas Legrand rajoute la malhonnêteté. Parmi les extraits du discours de Lordon, on peut en effet entendre le passage suivant : « Je ne suis pas en train ici de lancer un appel à la grève générale. Mais j'énonce la condition du renversement non seulement de la loi, mais du monde El Khomri. »
Cette condition est-elle la bonne ? A-t-elle été remplie ? Pour quelles raisons ? Si Legrand entend juger de Nuit Debout au travers de ce discours, même pour s'en moquer, il doit s'arrêter sur ce passage.
L'honnêteté et la rigueur auraient donc voulu que Legrand s'empare de ces questions, analyse les rapports de force dans lesquels Nuit Debout est intervenu, mais qui ne se limitent pas à ce mouvement.
L'honnêteté et la rigueur aurait dû l'obliger à rappeler que la loi El Khomri est passée par un procédé peu légitime, le 49-3, des atteintes régulières au droit de manifester ou encore par le détournement de l'état d'urgence contre des syndicalistes.
L'honnêteté et la rigueur auraient dû l'inciter à mentionner que Macron n'a pas été élu par la majorité des électeur-rices pour son programme économique, mais pour faire « barrage au FN », que ce fait et l'abstention n'entament pas la légalité de son pouvoir, mais limitent sa légitimité.
C'est donc cette méthode inepte et malhonnête d'analyse d'un mouvement social qui autorise Legrand à comparer Nuit Debout et la Manif pour tous.
Maintenant qu'on a compris la « méthode », on peut expliciter l'amalgame laconique de la conclusion. Puisque le chroniqueur place cette comparaison alors qu'elle surprend, c'est qu'il l'estime nécessaire et qu'elle a son importance. Puisqu'il ne la justifie pas alors qu'elle est surprenante, c'est qu'il estime son public à même de la comprendre.
Nuit Debout n'était, selon Legrand, qu'un mouvement protestataire bruyant, minoritaire, dont les effets sur la réalité électorale et législative ont été nuls, et c'est à ce titre que Legrand se moque de Lordon, mais aussi aujourd'hui de Ruffin. La comparaison avec La Manif pour tous implique donc qu'elle serait aussi un mouvement protestataire minoritaire, bruyant, mais dont l'impact sur la loi et les élections serait nul1. De la même façon que Nuit Debout n'a pas pu empêcher l'adoption de la loi El Khomri et l'élection de Macron, la Manif pour tous n'a pas pu empêcher l'adoption de la loi sur le mariage pour tous ni obtenu l'élection de Fillon.
Ce faisant, Thomas Legrand passe sous silence les victoires politiques de la Manif pour tous2. Sur le plan législatif, elle n'a certes pas pu empêcher l'ouverture du mariage. Mais elle a obtenu que la PMA (Procréation Médicalement Assisté), initialement promise par les socialistes, ne soit pas adoptée, que les situations plus inhabituelles de familles ne soient pas réglées, que les droits des trans n'avancent pas. A côté des lois, on rappellera que la Manif pour tous a aussi obtenu de Valls et Hamon le retrait des ABCD de l'égalité, des outils de lutte contre le sexisme et l'homophobie à l'école. Obtenir le retrait d'un outil pédagogique validé, je n'appelle pas cela « beaucoup de bruit pour rien ».
Sur le plan électoral, François Fillon a incarné ce mouvement. S'il n'a pas été élu, ses positions homophobes n'en ont pas moins influencé la campagne et de nombreux-ses député-es associé-es à Sens Commun siègent à l'Assemblée. On compte aussi des élu-es sous influence de LMPT dans la majorité, comme Vincent Bru. Trois candidats à la présidentielle, qui n'étaient pas associés à LMPT, Macron, Mélenchon, Hamon, ont tenu à ménager le mouvement lors de la campagne électorale. Macron est même allé jusqu'à dire que les militant-es de la Manif pour tous avaient été humilié-es pendant les débats sur le mariage. Une fois à l'Elysée, il a nommé un gouvernement qui compte des sympathisant-es de la Manif pour tous, comme G. Darmanin (dont un des premiers actes politiques fut de diminuer le financement au ministère du droit des femmes, qui traite aussi des questions LGBT) ou Gérard Collomb (qui adorait se faire prendre en photo avec la Manif pour tous et menaça de ne pas voter l'ouverture du mariage si la PMA était incluse dans la loi). Le premier ministre s'abstint sur la loi Taubira et publia une tribune opposée à la PMA reprenant l'essentiel des arguments de la Manif pour tous.
Dans les régions, de nombreux-ses élu-es LR sont arrivé-es au pouvoir grâce à des alliances avec Sens Commun. C'est le cas de Pécresse ou Wauquiez. L'effet s'en fait ressentir par exemple sur les politiques budgétaires (suppression des bourses des études sur le genre, diminution des subventions aux associations féministes ou de défense des droits LGBT). Rappelons enfin que des élu-es locaux-les directement lié-es à la Manif pour tous ont obtenu à l'automne 2016 la censure d'une campagne de prévention du VIH montrant des couples. Legrand : « bruyant mais sans impact ». Il est des comparaisons au détour d'une phrase qui en dit long sur l'incapacité d'un chroniqueur à percevoir le réel.
Concluons.
Thomas Legrand amalgame deux mouvements sociaux, dont l'un affirme se battre contre le capitalisme et les inégalités, pour l'émancipation, l'autre contre les droits des femmes et des personnes LGBT. Cet amalgame est en soi surprenant, et pour le moins insultant. C'est sans doute une petite mesquinerie, un écho des « extrêmes qui se touchent ».
Le seul « argument » qui légitimerait un tel amalgame banalisant l'homophobie et insultant les militants de Nuit Debout serait ce « beaucoup de bruit pour rien » auquel le chroniquer aboutit à propos de Lordon, au prix d'une méthode inepte et malhonnête.En laissant entendre par cette comparaison que la Manif pour tous, c'est « beaucoup de bruit pour rien », il invisibilise ses victoires nombreuses et concrètes. Que ce soit par incompétence ou par facilité, cette comparaison, que rien n'exigeait, en dit long sur l'incapacité de certain-es éditorialistes à diagnostiquer la réalité de l'homophobie politique. Et ce n'est pas avec les outils de réflexions ineptes et malhonnêtes qu'il utilisait ce matin que Thomas Legrand va se donner les moyens de mieux la percevoir.
1On notera que Legrand n'est pas le seul à penser cela, y compris parmi certains militants gays. Mais ces militants gays n'ont pas une chronique quotidienne dans un grand media qui les obligerait à un peu plus de rigueur et de décentrement sur les victoires passées : le mariage n'est pas tout.
2Thomas Legrand limitant l'impact d'un mouvement social aux élections et au vote des lois, je ne développerai pas les autres effets de la Manif pour tous. Rappelons rapidement que chacune des campagnes de ce mouvement (en 2012-2013 autour du mariage, depuis l'été dernier autour de la PMA) se traduit par une augmentation des agressions rapportées, des insultes publiques sur les plateaux télés, notamment envers les lesbiennes et les familles homoparentales, réduire la Manif pour tous à un mouvement « minoritaire et bruyant », mais sans conséquence, témoigne pour le moins d'une ignorance crasse de la réalité de l'homophobie aujourd'hui.