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Billet de blog 12 avril 2018

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Pourquoi il faut cesser de hiérarchiser les luttes

Réponse à une tribune parue sur Diacritik le 10 avril et qui oppose les fronts lancés par Macron dans son discours aux évêques à d'autres luttes sociales.

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Illustration 1

Dans une tribune parue sur Diacritik le 10 avril (voir à ce lien), Johan Faerber appelle à « oublier Macron ». Qualifiant de piège communicationnel le discours du président aux évêques de France, l'auteur en décrypte ainsi l'objectif : « faire médiatiquement diversion pour faire disparaître de la scène et des écrans le conflit des cheminots. » Il appelle à ne pas tomber dans ce piège en indiquant que la laïcité ne vaincra pas le chômage, ne fournira pas de lits dans les hôpitaux, n'empêchera pas la privatisation du rail. Et de parler encore des caisses de grèves, des salarié-es de Carrefour, etc. Inversement, « c’est bien ce débat sur la laïcité, ses crispations, ses guerres de tranchée, et la provocation sciemment construite de Macron, qui fera écran à tous conflits qui doivent l’emporter. »

Très logiquement, Johan Faerber refuse de parler du fond du discours de Macron aux évêques. Il refuse donc de parler des enjeux qui ont été directement ou indirectement abordés par le président de la République : le droit à l'IVG, qu'il a remis en cause, les droits des lesbiennes à fonder et sécuriser une famille, les droits des trans qu'il a sacrifiés, l'euthanasie sabordée, la politique migratoire française raciste et inhumaine justifiée. Ce sont tous ses combats, pour les femmes, pour les LGBT, pour les personnes en fin de vie, pour les migrantEs qui sont accusé-es de faire diversion et qu'il nous faudrait oublier sous peine être complices de la privatisation du rail, de la baisse des lits hospitaliers, de l'exploitation des salarié-es de Carrefour.

Une telle hiérarchisation des luttes n'est pas nouvelle à gauche et a pris bien des avatars (universalisme/communautarisme ; social/sociétal). Elle a prouvé toute sa nuisance. Dans les années 1990, alors que les homos et les associations de lutte contre le sida se battaient pour leurs droits et que l'hécatombe décimait la communauté, une certaine gauche et une certaine extrême-gauche leur rappelaient que ce n'était pas une priorité. Aujourd'hui, l'homophobie ou la transphobie, c'est le refus de reconnaitre les persécutions LGBT dans le droit d'asile, c'est un surtaux de suicide avéré, donc une autre épidémie qui frappe la communauté dans la même indifférence que le sida. Aujourd'hui, les politiques polonaises ou hongroises, sous influence catholique, remettent en cause le droit à l'IVG et on sait que dans le monde, pour ne s'en tenir qu'aux strictes considérations sanitaires et en mettant de côté de futiles diversions comme le droit des femmes à disposer de leur corps, l'avortement clandestin tue une femme toutes les 9 minutes. Aujourd'hui, la politique migratoire française, c'est l'enfermement de bébés, le suicide de jeunes désespérés, la mort de femmes en couches, l'expulsion de malades dans des pays où ils et elles ne pourront se soigner.

Écran ? Diversion ?

Il faut cesser cette hiérarchisation des luttes. D'abord parce qu'elle reproduit au sein des forces de changement et d'émancipation les oppressions et les dominations à l’œuvre dans la société : laisser entendre que les droits des LGBT, des femmes, des migrant-es, seraient autant de diversions pour faire oublier les cheminots, le démantèlement de l'hôpital public ou les caissières de Carrefour, c'est reproduire l'homophobie, le sexisme ou le racisme au sein de nos luttes en assumant pleinement que les minorités qui y sont exposées ne sont pas prioritaires ou sont complices des inégalités sociales.

Ensuite, parce qu'on peut être cheminot, migrant et victime d'homophobie ; que l'exposition au suicide documentée dans plusieurs branches professionnelles peut se cumuler avec le facteur aggravant des LGBTI-phobies ; qu'on peut être trans racisé-e et salarié-e à Carrefour ; que les homos et les trans, au vu de l'impact sanitaire des LGBTI-phobies, sont parmi les premier-es exposé-es aux conséquences du démantèlement de l'hôpital public ; que la répression policière touche les migrantEs et les personnes racisées avant les syndicalistes et les militantEs ; que les femmes voulant avorter ont besoin d'un système de santé publique fort ; que nous prenons tous et toutes le train ; que l'écologie nous concerne tous et toutes ; que cheminots, caissières, personnel hospitaliers, profs de l'éducation nationale, tous et toutes,nous pourrons être confronté-es à une fin de vie douloureuse,  etc, etc. Qu'il n'y a donc aucune raison d'opposer ces luttes, et qu'il y a au contraire urgence, vitale, pour les plus exposées, à leur assurer une vraie cohérence.

Enfin, pour des raisons de stratégie. Quand Macron sacrifie aux évêques les droits des femmes ou des personnes LGBT, quand il instrumentalise cyniquement le discours de l'Eglise pour justifier sa politique migratoire, ce n'est pas seulement pour faire diversion. C'est aussi pour construire de nouvelles alliances avec les forces réactionnaires traditionnelles du pays, contre toutes les luttes sociales que Johan Faerber met en avant. Quand il ose par exemple glorifier des associations catholiques accompagnant des « familles homosexuelles » (sic) et des femmes voulant avorter, que fait-il sinon demander à des croyant-es de compenser les déficiences des services publics que sa politique va accroître, en les laissant imposer leur vision de l'accompagnement très particulière (thérapie de conversion pour homos, découragement à avorter, etc.). Qui ne voit pas qu'il demande aux croyant-es de remplir à leur manière le vide qu'ouvre sa politique, pour le rendre moins douloureux, et moins visible. Ne serait-ce pas là, le vrai, le dangereux écran des luttes sociales ?

Répondre à cette stratégie par le même sacrifice, des mêmes minorités, et en esquivant l'enjeu de cette alliance avec les réactionnaires contre les luttes, c'est accorder une victoire à Macron, non pas déjouer son piège.

Il faut oublier Macron et ce discours ? Peut-être. Mais il faut avant tout ne pas oublier les minorités, inventer, face à la multiplication des luttes et la hiérarchisation des priorités qu'imposent Macron et ses allié-es des alliances inédites, des stratégies nouvelles qui permettent à chacun-e de trouver sa place. Il faut surtout cesser de considérer que seraient secondaires ou parasites nos combats, nos droits, nos vies.

[Lire aussi cette autre tribune sur Diacritk]

Photo de Une : Yagg

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