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Le dossier est annoncé en Une du quotidien ce jeudi 19 avril 2018. A droite de la bannière du titre, on peut lire : « Maurras, une anthologie de ses textes pour juger sur pièces ». Juger de quoi ? On ne le saura pas ici.
Le supplément consacre la moitié de sa Une à une photographie de l'idéologue antisémite, à Martigues, debout, fier, de profil, bien habillé, regardant au loin (le yucca vautré dans un gros pot tout sale devant lui ruine un peu l'effet de propagande, mais l'idée est bien là.) Un titre : « Maurras le maudit ».
Le texte d'appel est le suivant : « Il a fasciné des esprits aussi différents que Proust, Malraux ou Apollinaire. Mais sa pensée politique entachée d'antisémitisme a fait de lui un paria. Un volume de ses écrits permet de découvrir que ce polémiste était aussi un poète et un philosophe ».
Ce texte pose les bases idéologiques qui vont être déclinées dans le dossier : la caution littéraire (les références à Proust ou Apollinaire) ; la figure du « paria », assumée jusque dans le titre ; la mise à l'écart de l'antisémitisme de Maurras comme une réalité, certes, mais anecdotique.
Ce dernier point est très clair, dès cette une. Quand on écrit à propos de Maurras que sa pensée politique était « entachée » d'antisémitisme, on fait de la haine des juif-ves une simple salissure sur une nappe qui aurait pu être immaculée, même si on n'en aimait pas les motifs. Or l'antisémitisme n'était pas du mauvais vin renversé sur une table, il était inhérent à la pensée maurrassienne.
De même, quand on écrit qu'une anthologie de ses textes « permet de découvrir » (comme si cela avait été interdit auparavant) que Maurras était « aussi un poète et un philosophe », que veut-on dire avec ce « aussi », si ce n'est que l'idéologie antisémite n'était qu'une facette du personnage d'où on pourrait abstraire sa production poétique ou philosophique : « OK, il a appelé à la mort des juifs et a été suivi, mais regardez aussi comme il imitait bien les alexandrins de Racine ».
Est-ce cela que la Une nous proposait de « juger sur pièce » ? On en saura un peu plus dans le chapeau du premier article de la double page, signé Sébastien Laplaque : « l’œuvre de Maurras est abondante, variée, parfois discutable. Il faut la juger sur pièce. » On retrouve donc l'injonction à « juger sur pièce », mais une fois de plus, juger de quoi ? On ne le sait pas. On apprend par contre que « l’œuvre » de Maurras est « parfois discutable ». Parfois. Merci au Figaro de nous autoriser encore à « discuter » de « l’œuvre » « abondante et variée ».
L'article de Sébastien Laplaque ne revient pas sur l'antisémitisme de Maurras. Cela n'est donc pas un sujet pour lui. Il développe par contre l'idée du « paria » et de l'auteur maudit, jusqu'à aujourd'hui, en revenant, pour s'en plaindre, sur le refus tardif du gouvernement de le célébrer.
Académicienne et présidente du Haut Conseil aux commémorations nationales, Danielle Sallenave en serait, selon Laplaque responsable. C'est l'occasion pour lui de citer longuement le discours d'accueil parmi les Immortel-les de Michel Déon, académicien, à cette femme en 2012. Ancien secrétaire de l'Action française sous l'Occupation, adhérent à l'association des Amis de Robert Brasillach, Déon consacrait une partie de son discours d'intégration à Sallenave à faire l'apologie de Maurras – ce que copie / colle le journaliste du Figaro.
Coincée entre ce texte et un article consacré à Maurras en Grèce lors des premiers Jeux Olympiques qui nous rappelle malgré lui à quel point l'olympisme moderne est raciste, l'interview d'un historien achève la présentation d'un antisémitisme acceptable.
L'historien est Olivier Dard. C'est à lui que fut confiée la rédaction de la notice sur Maurras dans le cadre des commémorations nationales. Juste avant qu'elle ne soit retirée du site Internet face au scandale qu'un tel événement avait suscité. Dans sa notice, l'antisémitisme de Maurras n'était pas mentionné. Interrogé à ce sujet, Oliver Dard expliquait dans un premier temps ne pas comprendre cet oubli, puis dire que l'antisémitisme de Maurras lui semblait si évident qu'il ne voyait pas pourquoi il faudrait en parler.
C'est donc cet expert que le Figaro a interrogé pour nous faire part de l'« œuvre abondante et variée, parfois discutable de Maurras » qui fut « aussi » poète. De poésie et de littérature, il n'en sera que peu question dans l'entretien.
Je laisse des historien-nes et des associations de lutte contre le racisme et l'antisémitisme décortiquer l'ensemble de cet entretien apologétique. Je m'en tiendrai à deux éléments de l'entretien.
D'une part, Oliver Dard ose faire de la surdité un facteur explicatif de l'antisémitisme de Maurras. Il commence par dire : « Maurras est sourd, et ce n'est pas un orateur. Il comble son goût de la controverse par l'écrit. La perte de la foi catholique à l'adolescence, une fois qui lui avait transmise une mère divinisée, et le traumatisme de la surdité l'ont enfermé en lui-même et rivé en son drame intérieur ».
Puis, interrogé sur ce qui pourrait expliquer sa violence (« notamment à travers son antisémitisme, qui devient particulièrement tragique à partir de 1940 », précisent les journalistes dans leur question), Olivier Dard répond : « Sa surdité n'explique évidemment pas sa violence polémique [Précaution oratoire au rabais : vous sentez bien le « mais » venir, et vous avez bien raison], mais elle y contribue. »
Olivier Dard ne nous dira pas dans cet entretien comment on passe de sourd à antisémite. C'est peut-être un détail pour lui, mais pour d'autres cela veut dire beaucoup. Par exemple pour les personnes sourdes qui le lisent.
Un journal qui s'est spécialisé dans la disqualification des sciences sociales quand elles documentent des inégalités structurelles, qui produit ou relaie les discours sur la « culture de l'excuse » relaie donc l'idée que la surdité permettrait d'expliquer, au moins en partie, le racisme ou l'antisémitisme d'une personne, mais surtout de l'en dédouanner.
D'autre part, Oliver Dard se lance dans une entreprise de nettoyage de l'antisémitisme maurassien. Il ne peut plus faire comme dans la notice commémorative finalement retirée et rappelle donc que « pendant la guerre, [Maurras] soutient la politique antisémite de l'État français et notamment les statuts contre les Juifs inspirés par des personnalités proches de l'Action française, notamment Vallat ». On ne va cependant pas sortir le champagne parce qu'un historien « expert » reconnait dans une interview à un journal l'évidence qu'il a tue quand il rédigeait une notice officielle pour le compte de l'État.
On sortira d'autant moins le champagne qu'Olivier Dard fait tout pour nous convaincre que l'antisémitisme de Maurras était « propre ». Ce n'est pas du nazisme, ce n'est pas du fascisme : « Si Maurras était précocement antisémite, il dénonce dès le XIXème siècle les thèses racialistes dont on sait l'importance dans le national-socialisme. » ; « Pour Maurras, la France est avant tout une civilisation et une nation, ce n'est pas une race ».
Il faudrait donc savoir gré à Maurras d'avoir défendu une haine des juif-ves qui ne serait pas justifiée par un discours pseudo-scientifique sur les races biologiques ; il faudrait lui reconnaître que l'exclusion des juif-ves en France, dont il a été responsable, ne venait pas d'une certaine idée de la race, mais bien de la civilisation et de la nation. Cela touche à des débats très contemporains sur les questions du racisme et de la notion même de « race ».
La photo de Une est l'étoile jaune qu'un des mes grands-oncles a dû porter sous l'Occupation. Juif, russe et artiste vivant à Paris, il avait été arrêté après la rupture du pacte germano-soviétique, conduit au camp de transit de Compiègne, puis libéré et a dû se cacher pendant quatre ans.