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Billet de blog 20 août 2024

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Pourquoi nous restons juifs

S’assimiler ou garder son identité ne sont pas deux alternatives même si le débat a agité les communautés juives et les individus, comme aujourd’hui d’autres communautés ou religions. Car le poser comme une alternative n’est rien d’autre qu’une forme d’oppression. Une identité se vit et ne se définit pas. Ou elle se définit mal.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le 4 février 1962, Léo Strauss donne une conférence à l’Université de Chicago, intitulée : « Pourquoi nous restons juifs ». Il n’a pas choisi le titre qui, au départ, le bouscule, le met mal à l’aise. Mais il affronte la question : nous restons juifs, non pas parce que le judaïsme est une culture- Léo Strauss a une vision un peu réduite de la culture qu’il compare à un folklore- mais parce que rester juif ou pas, n’est pas une alternative. La raison n’en est pas seulement l’assignation ou l’antisémitisme mais une sorte d’impératif moral de fidélité. Rester juif ne s’oppose ni à l’universalisme, ni à l’engagement politique, social, là où on se trouve. Rester juif n’a rien à voir avec des racines : inutile de les chercher, inutile donc de dire qu’elles n’existent pas. « Nos racines » comme le dit Elias Sanbar sont devant nous : ce ne sont donc pas tout à fait des racines.

Rester juifs à la fois parce que nous le voulons et que nous ne pouvons pas faire autrement, pas forcément à cause des autres. Rester juifs parce qu’on l’est devenus, on ne sait pas quand ni depuis quand et on s’en fiche. On peut aussi  bien-sûr ne pas le rester ou le devenir mais la question juive demeure et souvent quand bien même on s’y intéresse peu, elle vient frapper à notre porte et avec elle des réminiscences, si lointaines fussent-elles.

Alors, pourquoi, cette question lancinante : c’est quoi être juif ? En quoi tu es juif ou juive si non croyante ou pratiquante ? Si ce n’est pas une ethnie, une race, un peuple, alors c’est quoi ? Prouve-moi, démontre- moi ton existence en tant que juif. 

Voilà comment se présente, non pas l’assignation antisémite du juif à sa judéité mais plutôt le déni de son auto -définition, de son auto-détermination en tant que juif. Un discours souvent associé au soutien à celles ou ceux qui rejettent leur identité juive[1] au nom de leur antisionisme, antisionisme qu’ils ne définissent jamais, pas plus que le sionisme.Cette question qui est posée aux juifs – aux seuls juifs d’ailleurs- est au commencement d’un malentendu qui va ensuite largement déborder l’interpellation identitaire pour aboutir à un déni d’existence, à l’idée que, finalement, juif, ça n’existe pas (hors religiosité), et en conséquence, l’antisémitisme non plus, en tous les cas, aujourd’hui.

Ce déni d’existence du juif « individuel » s’articule fréquemment à la remise en cause du concept politique et historique de « peuple juif », lequel renvoie à une conscience collective et subjective à la fois mais aussi, surtout, à une auto-détermination qui ne se réduit ni à une religion, ni à une territorialité, ni à une ethnicité comme les peuples tsiganes et roms qui se reconnaissent tous dans un même peuple, un peuple sans État, fruit d’une expérience, d’une autodétermination historique. Une « invention », comme tous les peuples, une notion supra- nationale de peuple qui n’empêche pas d’avoir telle ou telle nationalité, de vivre ici ou là.

Faux juifs, faux peuple ?  

Il n’y a en effet ni vrai, ni faux peuple, mais seulement une articulation entre l’expérience, l’histoire, la narration et comment des groupes, même éparpillés dans le monde, peuvent partager une conscience de peuple comme il y a une conscience de classe. En outre, « l’origine » constamment traquée par des chercheurs (et les idéologues) qui n’ont en fait souvent aucun moyen sérieux de prouver leurs hypothèses, l’origine n’a pas d’importance. Car l’origine n’a pas de commencement et le commencement, on ne le connait pas vraiment, les traces recouvrent les traces et avec le temps, telle découverte semble remettre en cause tel ou tel fait établi sans que cela n’affecte la façon dont les groupes et les peuples existent. Ainsi, tout récemment, l’origine unique des Amérindiens et leur arrivée en une fois sur le continent américain par le détroit de Behring, a été remise en cause. Ce qui ne change rien aux identités plurielles et entrelacées des Amérindiens ni à leur conscience d’exister en tant que nations indiennes.

Si je remonte à la question du peuple, c’est que la question individuelle renvoie, par une sorte d’extension, à l’existence des juifs en tant qu’individus, en tant que groupes puis en tant que peuple. Ou inversement, on part du peuple et on arrive à l’individu. Quoiqu’il en soit, la question est mal posée. Un peuple, ce n’est pas une réalité qu’on prouve, un peuple n’est pas substantiel. Des juifs s’auto-déterminent comme peuple, ce qui est leur droit et d’autres pensent leur judéïté de manière plus individuelle ce qui est une autre forme d’auto-détermination.

Mais je vois bien que je n’ai pas encore répondu à cette question qu’on ne pose pas à d’autres groupes ou à d’autres identités. Car on la pose aussi en lien avec le « malheur juif ». Pourquoi en effet, une minorité qui a été partout - mais pas de manière continue- persécutée ou dominée et exploitée, ne se serait-elle pas fondue complètement dans son environnement ?

Alors même qu’au sein de cette minorité, lorsqu’elles en ont eu la possibilité, nombre de personnes se sont engagées dans les grands combats politiques, sociaux, humanistes, témoignant ainsi d’une existence juive nullement sectaire, totalement ouverte sur le monde, pourquoi sont-ils restés juifs ? Et restant juifs, n’accusent-ils pas tous ceux qui se vantent de ne rien y comprendre, d’être restés fermés à la compréhension des identités minoritaires et en particulier, à la plus minoritaire d’entre elles ?

Comment comprendre la rage avec laquelle on exige que nous nous expliquions ?

Au fond, il ne s’agit ici que d’une identité parmi d’autres. Or, l’alternative entre maintien, voire affirmation d’une identité, quelle qu’elle soit et l’assimilation, est toujours posée à partir d’une position dominante. L’identité ne se pose pas en alternative – entre identité ou assimilation- mais elle est un entre-deux, le lieu d’une continuité entre un héritage singulier et un devenir, c’est-à-dire le point de passage entre la stabilité et le mouvement. L’identité ne se pense que dans le temps : elle est à la fois stable et mouvante, elle est à la fois unique et le lieu du multiple, elle absorbe et conserve, elle n’est ni déterminée ni libre ou les deux à la fois car elle devient, tout en demeurant.

Comprendre cela, c’est comprendre pourquoi nous restons juifs c’est-à-dire liés à une histoire et en même temps dans l’histoire, dans la présence à nous-mêmes, dans la présence au monde, ni séparés, ni « assimilés ». D’ailleurs assimilés à quoi, je retourne la question ?

Comprendre cela, c’est admettre que chacun le vit à sa manière et n’a pas à s’en expliquer. Qu’il pratique ou non telle ou telle religion, qu’il vive, ou non, dans une fréquentation assidue des membres de sa communauté et qu’il ait telle ou telle opinion politique sur des sujets qui seraient censés le concerner davantage au vu de son identité mais dont il est libre de se sentir plus concerné ou non que n’importe qui d’autre.

Voilà donc le cœur d’une assignation contradictoire : prouver que l’on existe ou admettre qu’on n’existe pas, que tout est invention ou si vraiment on veut exister, prouver au moins qu’on est un « bon juif » opposé à l’existence d’Israël et niant - quoi qu’on en pense, qu’on soit pour ou contre, ou même ni l’un ni l’autre- que cette existence soit liée à l’histoire juive dans une partie du monde d’abord puis, dans d’autres parties.

Instrumentalisation de l’antisémitisme et déni : les deux faces d’un même piège.

Cette incompréhension, n’est-il pas temps de l’interroger ? J’entends qu’on va ici me parler de l’instrumentalisation de l’antisémitisme, phénomène dont je reconnais la réalité et que je combats sans réserve. Ou qu’on va me crier « Gaza », comme si Gaza était l’explication et la justification d’une attitude qui s’adresse aux juifs et non au gouvernement israélien et à sa politique criminelle.

Mais l’instrumentalisation supprime -t-elle la réalité de l’antisémitisme ? Supprime-t-elle ce brouillage qui part d’une question apparemment candide, se meut tout doucement vers le déni d’identité puis vers toute forme d’auto-détermination et se termine en arme morale non pas dirigée vers les êtres humains que nous sommes mais vers les juifs. Soudain, ils existent. Ils n’existent qu’assignés.

De même que des penseurs musulmans ont pu dire, à l’occasion du vote de la loi de 2004 interdisant les signes religieux à l’école, « ils ne nous aiment qu’invisibles », nous pouvons dire « ils ne nous aiment que lorsque nous nous accusons nous-mêmes ou que nous nous nions ».

 J’ai ainsi tout récemment expérimenté un débat que je tentais désespérément d’animer et qui n’a tout simplement pas pu avoir lieu, remplacé par des invectives. L’intervenant était m’ont dit certains « pas très bon » voire « mauvais » : mais comme il ne put pas prononcer trois mots sans se faire aussitôt insulter, je gage qu’un certain trouble, une émotion n’ont pas favorisé une expression plus nuancée. Quand on vous crie dessus, c’est certainement un mauvais réflexe, on risque de crier plus fort quand bien même on cherchait exactement le contraire.

De cette expérience, je tire quelques conclusions:

La première, c’est que nous sommes pris entre le déni de l’antisémitisme dans certains courants se réclamant de la gauche et l’instrumentalisation de l’antisémitisme par les droites. Et on nous somme de choisir entre ces deux formes d’antisémitisme : l’une qui refuse de voir, crie à l’exagération des chiffres des actes antisémites, va même jusqu’à prétendre que les juifs portent plus souvent plainte que les autres (sans aucune source évidemment, c’est juste un préjugé de plus) et l’autre qui compte exploiter l’angoisse réelle qui saisit certains juifs (et n’est pas dénuée de motifs) pour stigmatiser ses adversaires politiques.

La mauvaise foi seule triomphe et avec elle, l’injure pour seul argument. Dans nombre de lieux où l’on devrait se sentir plus « chez nous » par affinité avec celles et ceux qui défendent la justice et l’égalité, nous ne pouvons pas débattre de ces questions. Si nous engageons ou essayons d’engager le débat, nous devrions le faire de manière parfaite, pas en confiance, pas en ayant le droit d’être un peu approximatif et de le reconnaître d’ailleurs, car la moindre imprécision deviendra aussitôt un point focal qui permet de rejeter toute l’argumentation. Ceux-là mêmes qui se plaignent d’être accusés à tort d’antisémitisme, utilisent des méthodes de décrédibilisation indignes, identiques à celles qu’ils dénoncent. S’ils se révoltent devant les outrances de l’accusation, pourquoi utilisent-ils les mêmes méthodes ? Et si « rayon paralysant » il y a, que dire de l’accusation de fachistes ou de génocidaires ? Ce n’est pas « paralysant » ? Ça permet le débat ?

Ni la connaissance, ni la lutte contre l’antisémitisme et tous les racismes, ni les luttes sociales qui gagneraient tant à prendre au sérieux l’intersectionnalité comme approche des différentes oppressions et exploitations, n’ont rien à gagner de tout cela.

Et notre monde, quoi qu’en disent celles et ceux qui prétendent le repeindre avec les couleurs qui leur plaisent mais c’est juste dans leurs têtes, notre monde ne sera pas plus beau des manichéismes ambiants. Nous élèverons des murs, nous surveillerons les points de passage, nous interdirons les rencontres et à nos adversaires fantasmés, nous dirons, comme dans un jeu vidéo: tu es mort.

[1] Voir à ce sujet : Comment j’ai cessé d’être juif.  Shlomo Sand. Flammarion. 2013.

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