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Billet de blog 23 novembre 2023

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Le jour où n’étant pas Tutsi, je le suis devenue quand même

Notre histoire, notre mémoire sont jalonnées par le souvenir, parfois la confrontation, à l'inhumaine humanité de l'Homme. A chaque fois que nous disons de ces victimes civiles qui sont les armes de ces guerres qu'elles sont nous et que nous sommes elles, nous posons un acte politique, un acte de raison et de passion politique.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Ça a dû commencer entre 13 et 15 ans. La découverte du génocide des juifs pendant la seconde guerre mondiale puis celle de l’histoire de la guerre d’Algérie. Génocides, chambres à gaz, crimes, tortures, viols, tueries. A ce moment-là de ma vie, de la conscience infiniment douloureuse de ce que les êtres humains pouvaient faire à d’autres êtres humains, il m’apparaissait de manière lumineuse qu’il valait mieux ne pas vivre parmi ces monstres qu’on appelait des hommes. Et bien entendu, ne pas enfanter des monstres parmi les monstres.

Puis vint la sympathie. C’était d’abord, devant le collège où j’arrivais toujours en avance, le spectacle des ouvriers qui, l’hiver, se faisaient chauffer une soupe en travaillant et se réchauffaient les uns les autres. Les regarder, les voir, ça me réchauffait aussi. Je les aimais, comme ça, spontanément.

Puis ce fut, dans la boulangerie où j’allais chercher le pain pour la famille, ces Noirs, ces Arabes, que la boulangère tutoyait et traitait avec un mépris qu’elle ne dissimulait même pas. Eux, je les aimais, comme ça, spontanément. Elle, je la détestais, comme ça, spontanément.

Puis ce fut, de multiples fois, des remarques antisémites, par çi, par là. Des remarques lâches, sous- jacentes, parfois politiques comme « ce peuple, sûr de lui et dominateur » dit par Charles de Gaulle en 1967. C’est de moi qu’il parle ?

Bon, déjà, tout ça, la sympathie et la détestation, ça pouvait donner un sens à cette misérable vie qui se présentait à moi.

De l’amour spontané pour des inconnus et inconnues et de la détestation, bien-sûr, ça allait traverser toute la vie. Du quotidien d’abord qui nous enseigne tout car il nous permet de voir si l’on veut regarder. Des lectures évidemment, des rencontres.

Des lectures pour fuir d’abord avec la littérature qui nous emporte sans rompre avec le réel mais le dit autrement, qui ne nous fait pas la leçon, qui n’est pas un discours d’autorité, qui n’est pas didactique ni démonstrative.

Des lectures culbutées par l’histoire et qui en retour la réfractent, des lectures qui nous rendent nos disparus.

Il s’est passé tant de choses avant le génocide des Tutsis et le massacre des Hutus qui tentèrent de protéger leurs voisins de cette atroce tuerie de masse. Il s’est passé tant d’horreurs, je ne mesure ni ne compare.

Mais…Je venais de mettre au monde un enfant lorsque j’appris cette tuerie-là, ce génocide des Tutsis.

Et à ce moment-là, j’ai eu envie encore de mourir. Et à moment-là, à nouveau, je me suis mise à tourner entre quatre murs, en me demandant comment cela avait-il été possible, pourquoi on ne l’avait pas empêché, avec tous ces moyens qu’on a, maintenant qu’on peut savoir, maintenant qu’on peut prévoir. Et dans mes nuits agitées, je vous ai vu tenter de fuir, je vous ai vu courir, je vous ai vus essayer de vous cacher sous des feuilles, je vous ai vu survivre ou être découverts, je vous ai vu voir ce que je n’ai pas vu, l’inhumaine humanité des tueurs.

En 2008, au Burundi, rendue là-bas pour évaluer un programme de réinsertion des anciens combattants, je vous ai revus. J’ai entendu parler du procès de ce professeur Hutu qui, un jour de classe, enferma les enfants Tutsis dans les classes, ces enfants auxquels il enseignait les jours précédents et y mis le feu tout simplement, incendiant des centaines de gamins. J’ai parlé à ce maire des séances de paroles dans le village où survivants et meurtriers, assassins revenus là même où ils avaient tué tant et tant de voisins, se parlaient. Un jour, l’un d’eux en rentrant chez lui, prît une machette et coupa les bras de sa femme devant ses propres enfants. Il y aurait dit-on un goût du sang qui vous poursuit.

Mais le matin j’entendais le muezzin puis, plus tard, les chants des femmes qui partaient travailler, des chants si doux et mélodieux qu’il me semblait, bêtement je l’avoue, que la nature luxuriante du pays en était comme émue, qu’elle se soulevait, comme si les plantes avaient des poitrines qui exhalaient les chants perdus des disparus.

Nous avons sillonné tout le pays. Quand je voyais dans la province de Cibitoke, les hommes et les femmes marcher pieds-nus en chantant et que les maisons en terre rouge semblaient fondre sous la pluie, je me disais que c’était le peuple le plus doux du monde. Les images d’atrocités qui habitaient mon cerveau ne pouvaient appartenir au même monde et pourtant, si. Elles n’étaient même pas loin dans le temps.

 Aujourd’hui, vous les victimes de ce génocide, vous qui aviez déjà été précédées par tant d’autres, vous avez été rejoints : au moins 1400 Israéliens et Israéliennes, des milliers de Palestiniennes et de Palestiniens, mes chiffres ne sont pas précis et je ne vous parle que du coin de la planète que je regarde. Si je regardais plus loin, on me dirait que je relativise. Mais il y en a bien d’autres, c’est quand même vrai, hélas. Et puis vous aussi : vous avez été avalés par les charniers et par le temps, par cette tombe profonde. Aujourd’hui, ils m’obsèdent comme vous m’obsédez. Vous m’obsédez. Croyez-moi, vous m’obsédez. Vous les victimes avec cette question qui n’a pas de réponse. Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? J’ai fait naître ma fille pendant qu’on vous tuait. Quel sens tout cela a-t-il ?

Bien -sûr nous lirons des centaines de pages qui nous expliqueront. Et je les ai lues en partie. Et je les lirais. Et je continuerais à les lire. Et à chaque fois, elles ne me répondront pas.

Pas à ma sidération. Même pas avec des dizaines de notes en bas de page. L’histoire est un champ de bataille. Mais le champ de bataille lui, cueille les vies de gens qui la plupart du temps ne se battent même pas et dont le dernier regard est celui de la peur, de la terreur, de l’horreur, de la supplication, ne me tuez pas, ne me violez pas, ne me faites pas ça, pourquoi font-ils ça, c’est mon enfant, il n’a rien fait…

Quelque chose comme ça dans la guerre actuelle en Israël et à Gaza, est en train, va se passer dans une proportion qu’on ne mesure pas, dans un temps qu’on ne saurait déterminer mais dont le nom est éradication. Nous sommes dans l’ère de l’éradication que nous avons laissée faire tant de fois. Chaque fois fut une fois de trop. Cette fois encore, nous avons les livres qui nous disent. Cette fois encore, nous ne les écoutons pas. Cette fois encore, la multiplicité de misérables facteurs qui empêchent d’empêcher mais je ne veux pas le croire comme je n’aurais jamais voulu le croire à chacune des fois qui fut la fois de trop ; et puisque je n’ai pas de pouvoir et n’ai rien d’autre à dire, seulement que vous les victimes, nées par hasard dans le mauvais endroit en Israël ou vous à qui, nés par hasard en Palestine, on n’a laissé nul endroit où il serait bon de naître, vous m’habitez, comme les Tutsis m’habitaient, le jour où ne l’étant pas, je le suis devenue quand même.

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