Un « chef de cuisine » promis à un grand avenir quitte un palace français après une agression collective odieuse qui se serait déroulée sous ses yeux dans la cuisine qu’il dirigeait**. Deux façons d’appréhender ce drame :
-la première consiste à s’appuyer sur un tel événement pour faire entendre la petite musique jouée depuis quelques années par les organisations professionnelles de la restauration et une brigade de « grands chefs » plus médiatiques les uns que les autre : celle du « vous voyez bien, les choses s’arrangent, ces pratiques d’un autre âge, que nous condamnons par ailleurs, ne sont plus tolérées. On en parle maintenant et elles tendent à disparaître ».
-la seconde, passé un moment de sidération, requiert quelques minutes de réflexion. Elle conduit à se demander comment une telle horreur peut encore se produire de nos jours alors que les violences en cuisine, sujet (un peu) débattu, auraient connu un aggiornamento salutaire dixit la profession et ceux qui prétendent la représenter.
Imposture et impunité comme l’aurait écrit une grande dame de la littérature anglaise, fine et caustique observatrice des mœurs de son époque, particulièrement de la condition des femmes dans une ère pré-victorienne aussi impitoyable que nos cuisines professionnelles contemporaines. Si ce drame est survenu, c’est parce que rien n’a changé malgré ce qu’on essaie, sans aucun fondement, de nous faire croire. Reprenons quelques caractéristiques des faits pour étayer cette thèse.
Ils se sont produits sous la responsabilité d’un « chef de cuisine » tout juste trentenaire. Que n’a-t-on dit sur « la nouvelle génération » de cuisinier-e-s (Il y aurait un peu plus de femmes) ! Rejetant les erreurs du passé et les comportements indignes, ils sont les fers de lance d’un nouveau bien être en cuisine, les chevaliers du respect des personnes et du droit du travail, heures supplémentaires payées incluses dans un eden de four à vapeur, de piano dernier cri et de Pacojet. Tellement convaincus que ce discours prendrait, certains de leurs aînés ont même été jusqu’à « spontanément » confesser avoir eu une conduite répréhensible en cuisine, ils ont fait publiquement amende honorable, par truchement marketing ou médiatique. Les deux se confondent un peu… On peut même lire maintenant ici ou là qu’Escoffier, chantre de la militarisation et d’une certaine taylorisation des cuisines de restaurant, était en fait un grand humaniste. Imposture.
La scène de torture a été publique puisque plusieurs personnes y ont assisté. Des images ont été prises et diffusées sur les réseaux sociaux. Derrière cette hardiesse, cette désinvolture qui laissent pantois, des dizaines d’années d’omerta, de transmission, de reproduction et de laisser-faire au nom du prestige de la « gastronomie française » dont la célébration nationale et internationale ne peuvent souffrir aucune détraction, synonyme de trahison. Impunité.
L’exploitant de l’établissement en question s’avère être un des mastodontes internationaux de l’hôtellerie qui gèrent des centaines de structures dans le monde, dont on suppose qu’ils disposent de systèmes de vérification, de contrôle… mais pas pour les méthodes d’encadrement vu l’affaire en cours. A moins que… Des faits d’une telle gravité auraient été commis subitement, sans signes avant-coureurs. Bizarre. La hiérarchie de l’établissement et du groupe le gérant, la municipalité propriétaire des murs de l’hôtel n’auraient rien vu venir. Vraiment ? Ou alors ont-ils tous jugé que des on-dit qui circulaient faisaient partie « du jeu » et ne nécessitaient pas d’intervention ? Après tout, les récentes distinctions de guides célèbres récompensant le « chef de cuisine » concerné ne s’obtiennent pas sans... effort. Et ce depuis toujours. A ce titre, celui-ci a peut-être même obtenu de sa hiérarchie louanges et promotion. L’imposture et l’impunité au fondement de ce drame… et de la « gastronomie française » ?
Aucune plainte n’a été déposée à ce jour mais un procureur s’est saisi du dossier. Une enquête est ouverte. Jusqu’où ira-t-elle ? Que pèse la parole des victimes dans un ordre établi (et défendu !) fait de pratiques abjectes mais instituées ? Comment dépasser cette belle fiction nationale qu’on nous raconte qui ignore délibérément les violences multiformes qui sont pourtant constitutives de la « gastronomie française » ? Souhaitons qu’une plainte soit déposée, que les témoins parlent, que le procureur enquête en se délestant du poids de certains enjeux historiques, économiques et internationaux que tout un système, aux bénéfices de quelques uns, ne manquera pas de faire peser sur ses épaules. Et que justice soit rendue.
Un anonyme des cuisines.
*Ajout du 30/12/2023. Depuis la rédaction de ce billet, de nouvelles informations ont été publiées. L'événement relaté ici serait une mise en scène réalisée avec la complicité la « victime ». Espérons que l’enquête du procureur local clarifie la situation. Néanmoins, affirmons dès maintenant qu’une plaisanterie avérée créerait un double préjudice :
-celui d’avoir causé injustement du tort à des personnes ;
-celui tout aussi grave de décrédibiliser la lutte contre les diverses violences dans la restauration qui sont malheureusement une tragique réalité, faisant ainsi le jeu de ceux qui n’ont de cesse de la minorer ou de la nier.
https://www.mediapart.fr/journal/france/261220/metoo-dans-la-gastronomie-l-espoir-d-un-changement
Ajout du 15/01/2023. Le parquet de Bayonne a classé sans suite l'enquête. Reste à espérer que la personne concernée par ce "bizutage" présenté comme "une mise en scène" à laquelle elle avait consenti s'est librement déterminée sur cette position. On sait la difficulté d'éradiquer ces pratiques dans l'enseignement malgré la loi. On sait aussi les pressions sournoises qui s'exercent sur les victimes afin qu'elles se taisent. Des pressions qui vont jusqu'à celles qu'elles s'infligent elles-même afin de se prémunir contre des conséquences qu'elles doivent estimer pire encore que les sévices subis.