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Billet de blog 4 novembre 2022

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Krach hospitalier 2022 : la déshumanisation du soin ou le triomphe du taylorisme !

Au cours de ces 2 dernières années, le COVID a surmobilisé le milieu médical. Comme un marché financier à la suite d'une bulle spéculative : c’est le krach ! Pour les soignants en place, c’est le travail à la chaîne, le changement d’équipe permanent et la neutralisation des affects. Le corps du malade est réduit à une vision mécanique. Comment soigner le corps quand celui du soignant va mal ?

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La loi du CAC : spéculation sur l’Hôpital

Le COVID-19 a eu comme conséquence une crise sanitaire et sociale sans précédent depuis 1945. Cette crise n’est pas figée dans le temps, elle est chronophage. Depuis plusieurs mois, on entend, on lit que l’Hôpital est proche du chaos. En réalité, l’Hôpital est victime de l’accélération d’un changement de dogme. La maladie n’est plus observée uniquement par une vision anatomophysiologique, elle est rapportée à une échelle de valeurs économiques ayant comme perspective la balance budgétaire dépenses-recettes. Il faut profiter d’une crise dans un secteur afin de pouvoir fermer une filière. L’aubaine de la pandémie est parfaite, la loi du marché ne fait pas d’exception, l’Hôpital doit se restructurer pour rester compétitif.

Bien qu’une loi encadre cette pratique, la peur du manque de personnel contraint de nombreux établissements à engager des intérimaires pour des missions temporaires. Tous les postes de la hiérarchie du soin sont touchés. C’est l’eldorado du soignant ! La pénurie est si forte que même les jeunes diplômés sont invités à cette belle partie de spéculation. L’appétence du gain rend le marché fou. Certains internes, sans spécialité ni expérience, viennent prendre de plus gros salaires que les professeurs de renom. L’ampleur de cette solution est pernicieuse pour les soignants qui ont une entière dévotion depuis plusieurs années. À soin équivalent, le soignant débutant peut encaisser cinq fois plus sans s’investir dans le fonctionnement du service. Il peut même choisir ses jours de travail quand certains fidèles ont réalisé des dizaines de demandes afin de modifier leurs jours de roulement. D’un point de vue financier, cette gestion est curieusement antinomique. Pendant que l’on ergote quelques centimes sur le prix d’un repas pour les patients, des milliers d’euros s’évaporent pour de la présence médicale. La réalité devient encore plus absconse, lorsque les experts de la HAS évaluent ces établissements sur le parcours de soins ou la continuité d’accompagnement.

Pendant que le prix grimpe pour certains soignants, pour d’autres la vénalité administrative a revisité l’éthique du soin. De façon basique, le soignant soigne et le reste n’est que service et logistique.

Où commence le soin apporté à l’usager ? Dès la porte de l’hôpital ? Dans le bureau du médecin ? Est-il attaché à une fonction ou à un fonctionnement ? Pendant que l’on réfléchit, débat ou échange sur ces questions, la sous-traitance est apparue dans l’écosystème hospitalier. L’alimentation et la blanchisserie ont été dérobées il y a quelques décennies. Maintenant, cette privatisation passe aux aides hôteliers, agents de services et aides-soignants. L’externalisation permet de se débarrasser d’une certaine classe de personnel et donc de faire des économies de gestion.

Cette recherche de rentabilisation du soin affecte le patient dans sa sphère de guérison… Les séjours des patients sont modélisés en un ensemble de données objectives et subjectives ayant une valeur. Les pathologies, l’autonomie et le handicap pondèrent cette valeur. Pour le cadre du service, face à ces valeurs sur l’écran, mieux vaut rester à distance des patients afin de gérer ces parcours de soins et donc de vie des patients. Le cadre plus prosaïque doit neutraliser ses affects afin d’appliquer cette logique managériale basée sur le temps. Dans cette numérisation du soin, un malade présentant des données objectives qui ne sont pas dans cette norme peut coûter de l’argent au service. Il arrive que l’on assiste à un véritable marché des transferts au sein des secteurs hospitaliers. Les patients sont changés de service afin de revenir à un score quasi nul en matière de coûts. Lorsque tous ces indicateurs sont dans le rouge, il n’y a pas d’autre choix que de « vider » le service. Pour le patient, mieux vaut être dans la norme concernant sa guérison ou être hospitalisé dans une période où le service est rempli de patients dont les algorithmes suivent la norme. À l’inverse, si le service présente un faible taux d’occupation alors le patient étant dans la norme peut voir son temps d’hospitalisation augmenté. Mais alors, il est légitime de se demander : un médecin efficient est-il celui qui accorde le temps nécessaire à la récupération ou bien celui qui respecte la durée moyenne de séjour ? Quel est le temps passé aujourd’hui par un médecin dans la gestion de ce poids administratif quotidien ? Comment font ces patients qui n’ont pu bénéficier du temps nécessaire à leur récupération ou des informations nécessaires permettant la gestion de leur pathologie à domicile ? Ce temps économisé par ces services hospitaliers se répercute systématiquement sur les médecins traitants et la médecine de ville. Disons-le sans ambages, avec la désertification de la médecine de ville, des milliers de patients sont donc livrés à eux-mêmes…

Bienvenue à l’usine, camarade

Au cours de ces dix dernières années, le nombre de protocoles régissant le fonctionnement des services de soin a augmenté de façon exponentielle. Les hôpitaux développent cette démarche de qualité afin d’améliorer de façon continue la qualité des soins et la sécurité des patients. Dès lors qu’un protocole encadre une action, le personnel hospitalier doit intégrer cette formalisation du travail. Chaque soin est morcelé en une succession d’actions. Si le soignant, fort de son expérience, décide de suivre son intuition, il sort alors du protocole. Il prend donc un risque administratif si le soin provoque une mauvaise réaction pour le patient. À l’inverse, si le patient présente des caractéristiques qui ne sont pas encadrées dans la norme de ces protocoles, il bénéficiera donc d’un soin moins adapté. Même si cette pratique est inconsciente pour le soignant, il faut reconnaître qu’elle peut également porter préjudice. Cette généralisation des protocoles a créé une nouvelle pratique médicale, le soin de défense. Le soignant est devenu un exécutant procurant un soin normé afin de n’avoir rien à se reprocher sur le plan réglementaire. De fait, il est légitime de se demander si un soignant efficient est celui qui applique cette succession de protocoles ou bien celui qui applique ce qu’il pense être juste et efficace pour son patient. Dans cette déraison protocolaire, les professionnels de santé sont souvent culpabilisés entre leur sens éthique du soin et ces soins normés sans marge de manœuvre. La question de fond du soignant est : comment personnaliser une prise en charge dans la généralisation de la pratique par protocole ? Cette protocolisation a donc gagné la sphère médicale modifiant la structuration du soin. Qu’advient-il pour les autres personnels qui ne sont plus considérés dans la gestion du soin, mais du service apporté à celui-ci (entretien des locaux, aide à la toilette, aide à l’habillage, gestion de l’hôtellerie, etc.) ? Dans cette forme contemporaine du soin, la diffusion des valeurs hospitalières a été tournée en dérision. La mascarade socioprofessionnelle atteint son paroxysme car désormais l’ouvrier est de la couleur de la pureté, il est vêtu de blanc. La journée de travail est une succession de tâches. On parle d’une « exécution programmée des tâches ». Les contremaîtres ont sorti les chronomètres (temps de nettoyage, temps pour effectuer une toilette, temps pour le repas, etc.). Le nettoyage d’une chambre se fait aujourd’hui dans le même temps que l’on sort un hamburger chez Mc Do en drive. De nombreux soignants culpabilisés ont décidé d’enfiler un casque ou des écouteurs afin de ne plus perdre de temps dans les chambres. Si par malheur, un patient a besoin de parler, il faut couper court afin de ne pas dérégler la chaîne de production. La meilleure réponse trouvée devient alors « désolé, il faut demander à l’infirmière », « je vous invite à sonner, mes collègues vont venir ». La résultante étant la perte du sens des responsabilités, la déviance étant la déshumanisation du soin. Le temps de l’échange verbal devient-il un acte de soignant ? Dans certains établissements, la pratique est un peu plus perverse, le port des oreillettes ou du casque est interdit sur le lieu de travail. Il conviendra donc à ces professionnels de jouer les sourds, de rester ferme, de répéter avec détachement des consignes réglementaires. Dans ces services à forte tension, le patient introverti et très autonome est apprécié, car il donne moins de travail que celui qui appelle de façon immodérée. Comme dans une course contre la montre, chaque patient bénéficie d’un temps moyen et donc tout temps supplémentaire se fait au détriment du patient au bout de la chaîne. Dans cette production de soins, il faut respecter les délais ; cela a conduit à la suppression du soin relationnel. Au sein des hôpitaux ayant privatisé les services « satellites » (bionettoyage, ASH, AS, etc.), la question ne se pose plus, car cela dépend de sociétés privées. Les situations avec les usagers sont ubuesques ainsi que les réponses apportées aux patients en demande : « je ne sais pas, je ne travaille pas là », « nous ne sommes que des sous-traitants, il vous faut voir avec les soignants ». S’il n’y a plus de place pour la relation avec l’usager, la place est prête pour les machines. Conséquence d’un monde 2.0, le robot pourra parler en travaillant, l’inattention n’est pas une problématique pour la machine. Quand bien même, lorsque ces fonctions sont toujours à la charge des hôpitaux, ces métiers sont en perpétuel turn-over, étant devenus peu attractifs, non valorisés et soumis à une intensification croissante du travail. Cette crise sociale post-COVID fait passer le travail alimentaire avant la vocation du soin. Pour les métiers ne nécessitant pas de formation, on vient travailler à l’hôpital sans attrait pour le soin. Les fonctions soumises à un diplôme subissent également une carence de personnel. Concernant la formation des futurs soignants attendus, les cahiers des charges ont été revus à la baisse. De nombreux organismes privés ont vu le jour dans cette quête de l’emploi. Le marché est juteux, il faut former pour combler la pénurie. Ces plans de formation peuvent être financés avec le soutien d’aides régionales ou nationales pour les personnes à la recherche d’un travail alimentaire. Pour former plus vite, il faut aller à l’essentiel, c’est-à-dire à l’apprentissage de la technique moyenne pour le patient moyen. Les spécificités des relations de soins (code culturel et social ritualisé, convivialité dans l’échange, relations spontanées, etc.) ne sont plus étudiées et donc non acquises. Toute formation initiale est une base, forcément inadaptée aux spécificités techniques de chaque service et structure. Il revient donc aux hôpitaux ou entreprises privées de proposer des formations continues standardisées pour apporter les connaissances nécessaires. Ces formations externes sont fréquemment choisies sur catalogue, délivrées par un intervenant aux connaissances livresques. Les pratiques sont devenues si mécaniques que l’on a vu ces dernières années apparaître des formations sur l’humanitude[1] dans les soins au quotidien. De fait, il n’est plus nécessaire de former à la relation humaine la personne qui travaille dans un établissement de soins. Le soin et le relationnel ont donc été dissociés. La prise en charge du soigné âgé va de mal en pis puisque l’on voit des formations professionnelles intitulées « Qu’est-ce qu’une personne âgée ? ». Pour faire face à la pénurie, les hôpitaux recrutent des professionnels n’ayant pas disposé du temps de formation efficient, des référents et des informations utiles au quotidien. Sur le planning, ces nouveaux soignants permettent de rétablir l’équilibre des équipes, mais en pratique ils sont inaptes. Cela provoque une surcharge de travail pour les collègues expérimentés qui pallient les méconnaissances. On parle sans cesse de glissement de tâches.

Le quotidien des soignants de fond

Au fond de chaque service hospitalier, on retrouve des soignants usés, cassés, au teint blafard et au moral en berne. Peut-on soigner lorsque l’on n’a pas le moral ? Tel un ouvrier, son savoir-faire est réduit à une fiche de tâches. Le soin est réduit à l’acte technique traçable, autrement dit quantifiable. C’est cela qui compte dans la nouvelle gestion de la santé. Chaque jour est une course effrénée à la traçabilité de l’acte dans un logiciel. Il n’y a point de distinction pour le soignant mettant la forme (l’accompagnement), ce qui compte, c’est le chiffre. Il n’y a point de gratification pour celui qui délivre un acte technique d’excellente qualité, ce qui compte, c’est le chiffre. Il n’y a point de reconnaissance pour celui qui apportera des informations transversales précieuses à la guérison, ce qui compte, c’est le chiffre. Pour la plupart des soignants, le soin est devenu une succession de tâches besogneuses. Quant à ceux qui seraient toujours tentés d’être créatifs, ils seront rattrapés par ce système managérial négatif endémique. Ils sont écrasés sous un déluge de règlements, de protocoles normatifs. Ce n’est plus la science du corps médical qui est appliquée, c’est celle de la gestion qui règne. Il faut produire un soin permettant d’être dans la norme et donc protégeant la structure de toute réclamation. Il en ressort pour le soignant un sentiment d’impuissance. Au fond, le soin a-t-il encore du sens pour celui qui fait ce métier par vocation ? La colère de ne pas bien effectuer son travail, la culpabilité de ne pas réussir sa vocation, le dégoût de ne pas pouvoir exprimer son savoir-faire, le mépris de ne pas être aidé par sa hiérarchie, la peur de ne pas pouvoir faire face à la détresse des patients et la nervosité permanente de ne pas travailler dans un milieu organisé sont souvent à l’origine de l’abandon de la carrière. Pour les soignants verbalisant ces conditions de travail, celles-ci sont banalisées, ce qui compte, c’est le chiffre. Du côté des ressources « inhumaines », le soignant n’est plus qu’un matricule sur une grille de bataille navale. Chaque service doit avoir un nombre minimum de soignants pour fonctionner au moins en mode dégradé selon une norme nationale. Dans cet abîme de détresse, le soignant s’accommode de son sort, car il ne sait rien faire d’autre que donner de sa personne. C’est en lui depuis le début : le goût du soin souvent né pendant l’enfance, on n’y renonce pas facilement. Dès lors, on peut se demander comment ces soignants-ouvriers font pour tenir. Parmi les facteurs permettant de tenir le rang, le déni et la solidarité enhardissent le courage de ces travailleurs. Il existe un esprit d’entraide entre les collègues. Dans cette grande famille, même si les chefs ont baissé les bras, le soignant garde, lui, un élan de fraternité envers ses semblables. À force d’encaisser des cadences de soins élevées, d’être confronté à une pénibilité perpétuelle et à des violences morales managériales, le soignant rejoint un jour la file des malades. Un arrêt de travail peut désorganiser un service. Par solidarité, on pallie l’absence du camarade, on oublie sa fonction propre et on se dévalorise. Pour celui qui est usé, après avoir tenté d’apprendre à vivre avec sa frustration permanente, il ne lui reste plus qu’à se laisser berner par la culture du détachement à l’engagement. Le soignant est alors déshumanisé.

Le patient usiné à la sortie de la chaîne du soin : le paradoxe du soignant

Dans la médecine traditionnelle française, le médecin occupe le sommet de la pyramide du soin. Il occupe également la place centrale dans la mise au point des stratégies thérapeutiques. Néanmoins, durant ces dernières années, avec la raréfaction des postes médicaux, l’ajout permanent de tâches administratives, la gestion de l’occupation du service et le manque de démarches de qualité, le médecin a peu de temps pour planifier, rechercher, étudier les meilleurs traitements et prises en soin pour chaque usager.

On peut légitimement se poser les questions suivantes :

Par semaine,

– Combien de temps un médecin peut-il prendre afin d’étudier l’ensemble du dossier médical de son patient avant de proposer une stratégie thérapeutique globale ?

– Combien de minutes un médecin prend-il pour s’assurer de la compliance, de l’alliance thérapeutique de son patient dans la mise en place d’un traitement ou d’une stratégie thérapeutique ?

– Combien de minutes un médecin prend-il pour s’informer et contacter ses confrères sur les nouvelles modalités, sur les nouveautés thérapeutiques, sur les retours d’expériences ?

Il y a une pénurie bien documentée et connue des médecins en France. De façon mathématique, les médecins en poste sont amenés également à travailler avec une cadence élevée. Au cours de ces dernières années, les médecins ont été invités à utiliser des logiciels basés sur des algorithmes afin de trouver la meilleure interaction possible entre les traitements. Il peut être légitime de penser que, dans cette usine hospitalière, les médecins utilisant davantage leurs expériences vécues seront en concurrence avec cette numérisation de la réflexion thérapeutique. Le médecin reste le prescripteur, mais la raréfaction du temps médical a elle aussi chambardé le rapport au soin. Il faut changer de point de vue pour se rendre compte de ce bouleversement. Il faut aborder la guérison par le regard du patient. Dans les médias, les questions sur les dysfonctionnements de l’hôpital tournent trop souvent autour des soignants et rarement sur les protagonistes. Ces dernières années a été dissimulée la question du droit des usagers en santé. Si dans cette approche empirique, l’Hôpital fonctionne comme une usine, alors le patient n’est qu’un produit transformé.

Telle une usine, ce « patient-produit » est soumis aux machines quasi automatisées. Aujourd’hui, le constat est simple, un patient passe chaque jour le plus clair de son temps avec le soignant le moins diplômé et le moins payé : c’est l’agent robot. L’agent hôtelier ou l’ASH tient donc une place prépondérante, son regard est précieux, car il partage l’évolution de la guérison avec le patient durant de nombreux moments impromptus de son séjour (nettoyage des locaux, service de restauration et d’hôtellerie, etc.). Viennent ensuite les robots plus techniques, les aides-soignants passent plus de temps dans les actes de la vie quotidienne (habillage, repas, toilette, etc.) et peuvent se rendre compte de l’évolution du patient dans son autonomie fonctionnelle. De temps à autre, au détour d’une prise médicamenteuse ou d’un soin hautement technique, l’usager peut enfin tenter vainement sa chance d’échanger sur sa maladie, ses angoisses, ses attentes, avec le technicien supérieur : l’infirmier. Néanmoins, pour les questions qui ne sont pas de l’ordre de la routine, celui-ci devra attendre de passer entre les mains de l’ingénieur : le médecin. Par défaut, comme le processus de guérison suit le cours normal, celui-ci n’a que très peu de temps à consacrer pour ce qui semble fonctionner. L’usager doit donc tenter de saisir un échange verbal précis, succinct et concis. Cependant, un usager n’est pas un produit soumis à une chaîne de production, c’est un malade. C’est-à-dire qu’il ne parvient plus à exercer momentanément son autonomie, mentale ou physique, et qu’il a besoin d’aide pour une durée plus ou moins déterminée. Dans une France qui vieillit, qui connaît une forte augmentation des malades chroniques, les patients sont de plus en plus polypathologiques. D’un point de vue numérique, ces « patients-produits » sont plurifactoriels. Difficile de les intégrer sur des chaînes de production de soins normalisées. Comme sur toute chaîne de production au contact d’un produit anormal, celui-ci ressort des automates avec de nombreux défauts. À l’hôpital, on les nomme : négligence de soins. Le manque de temps passé auprès des malades et l’absence de communication ouverte constituent la première forme de négligence. La parcellisation des tâches entre les opérateurs a créé un vide de communication pour l’usager. Aujourd’hui, qui détient l’information du malade ? Dans une société connaissant de plus en plus de moyens de communication, où sont passées les expressions, les interrogations des malades ? Un produit ne s’exprime pas. Alors dans cette division horizontale des tâches, le patient n’a point besoin de s’exprimer puisqu’il est intégré dans un processus de soins à la chaîne. Cette négligence thérapeutique peut être active ou passive, c’est-à-dire avec ou sans intention de nuire. Le parcours du patient, aujourd’hui, est un changement successif de narrateurs. Quant au lecteur, il est bien souvent perdu. Il n’y a pas de fil conducteur entre les services. Ce n’est plus une histoire, c’est une succession de brèves informations médicales apparentées à de la désinformation en continu. On parle de rupture pédagogique des soins. Ramenée à l’absentéisme chronique, au faible ratio de personnel et à la faible quantité de soignants bien formés, cela contribue aux actes constants de maltraitance par négligence. Chaque jour, l’enchaînement des soins se fait dans l’unique but d’atteindre le nombre de soins prévus. Le patient n’est plus vu comme une fin, mais comme un moyen d’atteindre les objectifs journaliers. Dans une approche kantienne du soin, c’est la dignité de l’usager qui est atteinte, or, toute perte de dignité se caractérise dans nos sociétés contemporaines par une profanation de la Déclaration des droits de l’homme. Cette méthodologie taylorienne appliquée à l’hôpital a modifié la représentation sociale de la maladie et le rapport au corps du malade. Dans cet excès de protocoles segmentant le soin à outrance, les tâches sont si spécialisées que le soin est passé d’un produit social à un produit quasi mécanique. Dès lors, le corps n’est plus perçu en rapport avec le monde naturel et social, mais avec une vision logistique. La chaîne de production est alors complète, le malade vient à l’usine hospitalière pour reformer un corps mécanique par des opérateurs soignants. Dans vingt ans, les lieux pourraient être prêts à accueillir des transhumains soignés par des robots.

 L’Homme a confondu numérisation du soin et numérisation du patient. L’usurpation économique de l’hospitalisme a bouleversé l’approche du malade. L’extrémisme de rentabilité n’a laissé qu’un seul choix d’organisation à ces structures, le taylorisme hospitalier. Le soin en ressort déshumanisé, le corps est réduit à une simple vision mécanique. La médecine progresse, le soin recule et la santé plonge. Pour se soigner, ne doit-on pas se mettre au vert ? Pour un malade, l’Hôpital ne devrait-il pas être cette arche hermétique à l’anxiété sociétale ? Peut-on soigner un corps sans respecter la relation éthique historique soignant-soigné ? Est-ce la fin de l’humanisation de l’hôpital recherchée depuis les années 1930 ? Dans cette déliquescence éthique du soin, l’attente est devenue aussi longue pour le patient que pour le secours moral des soignants.

[1] Concept développé par Yves Gineste et Rosette Marescotti. Cette méthodologie de soin vise à prendre soin des « hommes vieux » en humanitude, c’est-à-dire dans le respect de leurs particularités d’humains.

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