L’école : berceau de la révolution
Dès l'école maternelle, quelle que soit la discipline, les enfants sont invités à expliciter la construction de leurs réponses. En classe, pendant les évaluations, à l’oral ou à l’écrit, l’enfant doit utiliser ce procédé pour valider ses acquis. Il montre ainsi sa capacité à utiliser à bon escient les règles et les lois appropriées aux problèmes posés. En dehors du cadre formel de l’apprentissage, l’enfant va acquérir les rouages de l’intentionnalité de la persuasion, qu’il transposera dans son comportement. Ainsi, il comprendra puis intériorisera que derrière chaque acte se cache une justification. Cette recherche de l’exactitude devient alors un fonctionnement cognitif chez ces jeunes enfants en développement de leur personnalité et de leurs modes de pensée. Les années évoluant vers des niveaux supérieurs, l’enfant sera amené à poser son raisonnement afin de montrer l’objectivité de sa réponse. Ce comportement pourra être renforcé par une éducation parentale dans l’air du temps. Celle-ci est basée sur la reconnaissance de la place centrale de l’enfant dans son éducation. Au-delà de sa scolarité, cela lui permettra de transposer ce modèle de pensée afin de s’affirmer dans son environnement social. Dans son comportement, cela se traduit par une recherche singulière de légitimité au regard d’autrui.
Les jeunes graines vont prendre racine dans un terreau de connaissances cultivées par des enseignants dévoués et garants des principes fondamentaux de la République, de la Démocratie, de l’Humanisme mais également de la Science. Les sciences ont une place prépondérante dans les programmes scolaires et cela n’est pas sans conséquence sur le fonctionnement cognitif de ces générations. Les sciences ont toutes une histoire différente mais elles répondent à une méthodologie systémique commune. Bien que les scientifiques n’aient pas eu la vocation de bouleverser les dogmes politico-sociologiques, ils ont, au-delà de leurs résultats et de leurs travaux, accédé à l’ensemble du système éducatif. Ils imprègnent chaque sphère cognitive en maturation. Quelle que soit l’idée recherchée, cela passera par une quête permanente et pragmatique de la légitimité des informations utilisées. Lorsque le scientifique use de la justification pour légitimer sa théorie, il présente également comme pertinente et juste une conception du monde qui l’entoure. Bien que, dans une approche normative et statistique des savoirs, le niveau des écoliers serait en chute libre, il n’en reste pas moins que chaque enfant reçoit cette greffe de processus fonctionnel idéatoire. En acceptant le résultat des travaux de ces scientifiques, un mode de pensée unique s’inscrit indirectement dans chaque programme scolaire.
L'élève est invité tout au long de son cursus, plus ou moins long, à montrer que son savoir est légitime. Avec les années d’études, le système l'invite à approfondir ses connaissances mais également à perfectionner son sens de la raison. Il ne ressort pas des millions d’Albert Einstein, d’Isaac Newton, de Marie Curie ou encore de Katherine Johnson mais nous retrouvons une population profondément marquée par la recherche du « pourquoi ». Lorsque ces jeunes commencent à prendre de la hauteur, ils sont insoumis, insatisfaits et frustrés car ils portent un regard nouveau sur un vaste environnement inapproprié à leur fonctionnement cognitif acquis.
Ces jeunes entrant dans une période pubère sont enclins au doute mais continuent à se construire à travers l’omniprésence de la justification.
Le jeune adulte : une culture du doute
La justification va prendre un nouvel essor avec une initiation à la démarche scientifique et donc à la culture du doute. Les questions peuvent devenir complexes mais elles trouveront toujours la formulation d’une réponse justifiée. Aussi parcellaire soit la réponse, il faudra justifier les raisons de cette incomplétude. Cela prend la forme de réponses longues et construites sous forme de dossiers et de mémoires de travail. Pour ce faire, le jeune adulte devra poser des hypothèses portant sur ses réflexions puis cherchera à les démontrer. Cela passera par la découverte de la « robustesse » des données justificatives. Il faut mentionner des sources sérieuses et des critères reconnus. Dorénavant, tous les problèmes n’ont plus de solution et les conclusions peuvent relever de l’impermanence. Si aucune réponse n’est possible, il faudra éclaircir le problème posé. Tous les élèves partagent cette pratique inopinée de la justification formelle ou informelle. Quel que soit son niveau, son cursus, son type d’intelligence, l’élève aura vécu la même modalité de contrôle des savoirs pour atteindre son diplôme.
Le comportement social qui en découle est sans doute une exploration permanente des enjeux sociétaux autour de la relation à autrui. Les relations sont fondées sur une justification morale des comportements. Mathématiquement, ces générations arrivent de plus en plus tard sur le marché de l’emploi. Lorsqu’elles parviennent à un premier emploi stable vers l’âge de 30 ans, elles débarquent dans les entreprises pour justifier de leur savoir-faire ainsi que de leur savoir- être.
En entreprise, un choc de génération inévitable
Le décalage entre le monde du travail et celui de l’enseignement est un abîme social. Arrivant dans les entreprises après 15 à 18 ans de réflexions justifiées, ces générations peuvent se heurter à un management pathogène. Lorsqu’un jeune salarié, sûr de sa réponse, de son analyse, de sa proposition, de son plan d’action, ou bien encore de l’objectivité de son travail, sera confronté à des justifications elliptiques, alors il cherchera à fuir cet environnement. En effet, toute demande péremptoire peut engendrer une escalade d’incompréhensions, de conflits et de facteurs de démotivation pour ces jeunes salariés. Du fait de son mode de réflexion acquis, la répétition d’une tâche sans justification est inconcevable à l’époque actuelle. En entreprise, les millénnials se retrouvent associés à des seniors dont la conceptualisation et le mode de réflexion peuvent être antagoniques. Cette relation peut devenir très conflictuelle lorsque les premiers nommés ont un rapport hiérarchique différent. Si la hiérarchie, la direction ou la gouvernance, s’érige en valeur suprême exerçant une autorité intellectuelle dogmatique, alors le climat social peut très vite se tendre. Cela sera renforcé si aucun lien entre une demande d’un supérieur et un choix injustifié n’est explicité. Ces jeunes ont des aptitudes quasi innées pour reconnaître toute forme d’autoritarisme. La verticalité n’est reconnue que par son leadership naturel et non pas la hiérarchisation imposée.
À ce mode de fonctionnement, ces jeunes salariés associent également l’importance de l’image renvoyée par la tâche mais aussi par l’entreprise. Ils souhaitent être associés à une image positive de l’entreprise. Si celle-ci véhicule une mauvaise image, alors celle du salarié peut être entachée en temps réel et atteindre la sphère privée. La réciprocité de l’image a tout son sens pour l’entreprise puisque si le salarié témoigne d’une mauvaise image via des canaux visuels novateurs alors il entache également celle de l’entreprise. C’est le développement d’une forme innovante de la culture de l’entreprise. D’un point de vue comportemental, les questions de l’environnement du travail et du management sont importants pour l’engagement des millénnials et de la génération Z lui succédant. Ils sont en quête de développement personnel au-delà de la compétence requise pour la tâche principale exercée. La plupart des jeunes salariés sortent des études supérieures durant lesquelles ils ont développé de grandes capacités d’autogestion de l’aménagement du rythme de travail. C’est pourquoi ils souhaitent naturellement une flexibilité des horaires et un regard sur les cadences de travail. La routine imposée est incomprise et le stakhanovisme bureaucratique n’assure plus une réussite productiviste. Cette génération risque de ne pas suivre le modèle social mis en place depuis des décennies. D’une part, à la fin des années d’études supérieures, il est difficile d’aborder la vie active avec un salaire à la hauteur d’un rêve berné d’indépendance financière ; d’autre part, la plupart de ces salariés se retrouvent cloisonnés par une fiche de poste obsolète concernant l’utilisation des connaissances acquises durant ces nombreuses années d’études. A quoi bon ouvrir des millions d’esprits à la méthodologie de la recherche, à l’élaboration d’hypothèses, à la démonstration, à la démarche de projets, à la communication, …, pour les enfermer dans une succession de tâches protocolisées et fermées ?
Les fondements d’un comportement révolté
Il est coutume d’entendre que c’est une génération de « oui mais », de « parce que », que ces jeunes n’ont pas été assez frustrés pendant l’enfance. Cette quête de justification universelle s’enracine très profondément dans le système éducatif de l’évaluation des connaissances. Aussi, est-elle renforcée par une éducation ouverte à la verbalisation des émotions et s’épanouie-t-elle grâce au développement des réseaux sociaux.
Bien qu’il soit difficile de définir les émotions, cette génération a été élevée de façon à les exprimer à tout moment sans distinction de lieu. C’est une rupture avec les précédentes générations qui ont vécu dans le silence et la censure des émotions. Pour elles, il a fallu intérioriser leurs réactions spontanées d’une partie de leur corps. Que reste-t-il aujourd’hui de cette censure chez ces anciennes générations développant des réflexes de défense face aux émotions ?
Les émotions dans le jeune âge ont un lien avec le développement cognitif et donc avec les comportements familiaux et sociaux. Comment réagissent ces anciennes générations à cette verbalisation permanente de la nouvelle génération ? Il y a eu la société des silencieux, il y aura donc celle intarissable et bruyante. Mettre un mot sur une émotion, c’est apprendre à la reconnaitre. Reconnaitre ses émotions c’est pouvoir les partager. Si on reconnait ses émotions alors on peut mieux reconnaitre celles des autres. On peut comprendre l’autre sans connaitre son origine, son histoire et sa langue. Car l’émotion est commune, elle est un langage inné du corps et de l’esprit. De plus, si on peut mieux comprendre l’autre alors on peut également l’aider à surmonter ses émotions.
Une phase principale du développement des millénnials fût d’apprendre à exprimer leurs émotions d’une façon simple et adaptée. Cette jeunesse peut discuter de ses expériences émotionnelles. La résultante sociale étant la création d’un environnement plus ouvert et compréhensif, davantage propice à l’acceptation des différences. Quel que soit le type de différence, l’émotion négative qui pourrait prendre naissance serait exprimée. Alors la société pourrait la prendre en compte pour mieux réagir. Cela dessine les contours d’une société émotionnellement participative. Il n’est donc pas anodin de vivre le développement d’une approche innovante managériale centrée sur l’intelligence émotionnelle. Cette jeunesse ayant acquis un fonctionnement cognitif hautement émotionnel, il s’ensuit une forme d’intelligence qui représente le degré de maturité émotionnelle d’un individu. Professionnellement et socialement, les individus conscients de leurs émotions cherchent à être en paix avec eux- mêmes et à maintenir une santé mentale positive. La quête du bien-être et du plaisir est prépondérante. Cette tendance à la libre expression des émotions et à la justification permanente acquise, produit une jeunesse encline à l’épanouissement personnel et donc au travail. Dans les conditions de travail contemporaines, il arrive fréquemment qu’elle s’estime peu heureuse et parait réfractaire à faire « carrière » lorsque les méthodes managériales utilisées se heurtent à leurs fonctionnements cognitifs acquis depuis l’enfance.
Au-delà de l’éducation familiale du ressenti permanent, l’éducation nationale s’ouvre de plus en plus à l’apprentissage des émotions dès l’école maternelle. En dépit d’une remise en question permanente de la qualité de l’enseignement public, celui-ci s’adapte à ce bouleversement sociétal, participe au développement de cette forme d’intelligence et accompagne ces jeunes à atteindre une confiance en soi émotionnelle. Par conséquent, pour vivre en harmonie, ces millions de jeunes doivent évoluer dans un monde émotionnellement justifié.
Depuis quelques années, de nombreux chercheurs ont réalisé un état des lieux préoccupant de la santé mentale des jeunes. Muselé dans un système vieillissant ne fonctionnant que de façon silencieusement péremptoire, quel exutoire peuvent trouver ces millions de jeunes pour vivre ? La lumière bleue est au bout de la main. De jeunes millénnials ont créé des espaces de partage instantané. Mark Zuckerberg & Cie, ont créé les conditions requises à une nouvelle forme de communication. L’expression de ces esprits vifs explique le développement exponentiel des réseaux sociaux. Cela correspond au mode de fonctionnement du développement cognitif de ces jeunes générations. C’est la naissance de la rupture générationnelle des interactions sociales. Si l’espace démocratique ne permet pas de dénoncer les comportements injustifiés, alors les réseaux sociaux deviennent l’outil de libération des dénonciations et des émotions. C’est la quête du résultat justifié et de l’expression libérée des émotions qui guide ces millions de jeunes à créer des informations directes, continues et non filtrées sur ces réseaux.
Une révolution passive française de la société en cours de diffusion
« Un jour, il y aura un soulèvement de la jeunesse. » Nul besoin, cette génération a appris à gérer ses émotions négatives. Elle tente de créer les conditions d’une gestion efficace de son existence. A la différence des anciennes générations, elle n’utilise plus leurs corps pour exprimer une révolte. Le besoin de révolte est en équilibre entre la verbalisation et l’intériorisation. Néanmoins, de façon diffuse, il s’exprime par leur comportement social disruptif. Les millénnials ont besoin d’autonomie et de flexibilité. Ils souhaitent uniquement s’investir dans une organisation présentant une justification morale. Ils ne respectent pas la hiérarchie verticale imposée. Bien qu’ils soient individualistes, ils se sentent concernés dans de nombreuses formes d’injustice sociale. Du fait de la proximité informationnelle et des effets secondaires du neuro-marketing dont ils sont victimes, ils découvrent de plus en plus précocement les injustifications permanentes du monde adulte qui les attendent. Des changements dans la structure sociale de la France sont inévitables. D’ailleurs, les prémices de cette révolution passive sont impressionnantes car triomphantes. Les mouvements sociaux Me too, Balance ton porc, Youth for Climate, FridaysForFuture, la remise en question des pratiques RH concernant les aménagements des conditions de travail, l’amélioration de la dénonciation du harcèlement moral et sexuel, l’évolution des comportements alimentaires, …, sont de parfaites justifications recherchées. Cette jeune génération a compris la puissance des réseaux sociaux et peut l’utiliser comme une arme persuasive, tout comme l’ancienne qui utilisait le silence pour briser tout élan novateur ou dénonciateur. La loi du nombre fait sa force et le temps court en sa faveur. Dans quelques années, les générations Y et Z représenteront plus de 75 % de la population active. Jeunes adultes insatisfaits au monde contemporain, ils seront également parents moralisateurs. Ils seront propices à un environnement permettant encore davantage la verbalisation des émotions négatives. On ne les enfermera pas dans l’anxiété ambiante d’un avenir tracé et sombre. En 2022, plus personne ne se reconnait dans cette société, ni les anciens ni les jeunes. Que les anciens se rassurent, la jeunesse a un avenir et il n’est pas noir.
Cette jeunesse veut changer les rôles, elle demande à l’accusé de justifier son acte. Si la justice est lente, les réseaux sociaux sont instantanés. Si la victime se sent seule, les followers sont innombrables. Si le jugement est personnel, le wokisme est collectif. Si le coupable est libéré, les réseaux sociaux sont intemporels. Ces jeunes sont allergiques à l’injustice et ont une affinité particulière pour comprendre les relations interpersonnelles. Tous les domaines de la vie quotidienne seront touchés par ces générations éveillées corporellement. Leur rapport à la santé, à la sexualité, au stress et à l’altérité est quasi inné. Il y aura des générations de juges, de magistrats, de médecins, d’infirmiers, de cadres, d’ouvriers, d’employés, de professeurs, d’ingénieurs, …, qui justifieront leur travail quand d’autres veilleront à ce que celui-ci reste légitime.
Puis, lorsque la société active sera représentée par ces intarissables justificateurs, alors le politicien s’adaptant à la société devra également devenir plus transparent pour suivre son électorat. L’étape après la recherche de la légitimité des comportements sociaux sera celui du citoyen éclairé. La citoyenneté justifiée ne trouve également sa place que dans une démocratie participative et permanente. Qu’adviendra-t-il alors de la Ve république ? Si chaque comportement devient justifié alors la justice sociale ne pourrait-elle pas s’améliorer ?
Aujourd’hui, ne voit-on pas un ancien monde qui vacille ? Ne voit-on pas apparaitre une esquisse de nostalgie chez une partie de la population vieillissante ? Ne voit-on pas d’illustres personnes tenter de réanimer les mémoires d’antan ? Oui, le grand remplacement est en cours mais il n’est point racial, il est simplement générationnel. S’y opposer, c’est renforcer la peur de ceux qui craignent de perdre les avantages d’un temps révolu. Ne pas en parler, c’est se dire qu’elle est lente et passive. Rien ne saurait l’arrêter car cette révolution est soumise simplement à la temporalité des âges. « Vous justifierez votre réponse ». Derrière cette simple consigne se cache de nombreuses générations s’appuyant sur leur intelligence émotionnelle pour se déterminer elles-mêmes vers de nouvelles Lumières.