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Billet de blog 29 mars 2016

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La mort: particularisme de la conception japonaise

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Seul pays au monde ayant subi la déflagration de la bombe atomique, le Japon a enduré une nouvelle fois les ravages du nucléaire avec l’incident de la centrale de Fukushima-Daiichi le 11 Mars 2011. Alors que la presse salue la bravoure et le courage dont ont fait preuve les « héros irradiés », un silence voile le cas des minorités employées par les sous-traitants du nucléaire japonais. Descendants d’une population mal-connue, ces groupes subissent le poids d‘une interprétation particulière de la mort. Aussi, nous tenterons de comprendre en quoi la culture ancestrale de cette dernière est toujours prégnante dans la société actuelle nippone. Pour cela, nous étudierons la façon dont est appréhendée la Grande Faucheuse au Japon ; cela nous permettra de rejoindre les thèmes du rite funéraire et des minorités discriminées, deux éléments contemporains mettant en évidence l’influence des anciennes pratiques.

Un socle culturel composé de préceptes religieux et moraux

La population japonaise possède sa propre culture. Tentons de la définir pour mieux comprendre sa vision de la mort.

La portée du culte

Le Shintoïsme s’est implanté durant la période Yamato (IIIe - IVe siècle après JC). A l’origine, les chefs religieux vouaient une adoration envers Amaterasu, la déesse du soleil et les ancêtres de leur clan. Progressivement, cela s’est élargi sous la forme d’un culte naturiste englobant l’ensemble du monde dans lequel nous vivons. Chaque élément de cet univers est susceptible de devenir un « Kami », signifiant davantage « esprit » que « dieu ». Ainsi, cette « sacralisation » nourrit un certain respect à l’égard de la Nature, dont l’homme n’est qu’une fraction. Concentrons-nous sur des principes fondamentaux du Shintô afin de mieux comprendre l’interprétation nippone de la mort. On trouve le culte de la nature, le respect des ancêtres et le concept de pureté. Ce dernier pourrait être, d’après Edwin O. Reischauer, l’explication de « l’amour japonais de l’hydrothérapie ». L’eau semble en effet être un symbole clé au Japon, (voir seconde partie).

Le terme « Shintô » n’a pas été immédiatement institué. Il n’a fait que regrouper l’ensemble des croyances et des pratiques rituelles de la période Yamato afin de faciliter sa différenciation avec un autre culte lui-aussi très influent au Japon, le Bouddhisme.

Au VIe siècle, dans un élan d’admiration vis-à-vis de l’Empire du Milieu, considéré alors comme le centre du monde, le Japon importa de nombreux éléments en provenance du continent, dont le Bouddhisme qui fût déclaré religion officielle de la dynastie Yamato. Au fil des années, il se « japonisa » pour s’adapter aux spécificités du pays, déjà bien différentes des attributs chinois. Initialement religion de la haute-société, le bouddhisme a fini par s’étendre aux couches populaires. Les préceptes originels interprètent la mort non comme une fin, mais comme le prélude d’une série de résurrections, ces dernières variant selon la conduite de l’existence. C’est pourquoi le bouddhisme prône un bon respect des

règles établies. Seuls la sagesse et le savoir permettent à l’homme d’accéder à la voie de « l’Eveil », la porte du Nirvana permettant de briser le cycle perpétuel des souffrances et d’atteindre la paix.

Enfin, le développement du Confucianisme sous l’Ere Edo (1606 – 1868) a achevé la construction du culte de l’ancêtre. Importé lui aussi de Chine, ce culte instaure un code moral obligeant à la « piété filiale », comme l’illustrent les propos de Jocelyne Sourisseau.

Soulignons que ces cultes sont peu « cloisonnés » au Japon. La population a tendance à les concevoir comme un tout, ce qui est parfaitement logique du fait de l’absence d’antagonisme entre ces trois religions. De surcroît, on peut ajouter qu’elles se rejoignent et se complètent, notamment sur le thème de la mort. Elles prônent toutes l’importance de la pureté : le Shintô prohibe tout contact avec ce qui a trait à la mort, vecteur de souillure ; le bouddhisme considère comme un crime le fait de prendre la vie d’un être-vivant, et le confucianisme renforce le culte de l’ancêtre. La religion a ancré ces conceptions au fil du temps. Mais elle n’est pas l’unique porteuse de valeurs, d’autres codes s’y ajoutent, dont celui de l’honneur.

L’honneur, une valeur primordiale au pays du Soleil Levant

Le sentiment du devoir et de l’engagement a une place centrale dans les mentalités. Inscrite initialement dans un cadre militaire, la notion de dépassement de soi était intégrée dans le bushido, imprégné du bouddhisme, du shintoïsme et du confucianisme. « La Voie du guerrier » astreint ainsi au respect de la mort. L’honneur fait partie des grandes vertus confucéennes du bushido aux côtés de la droiture, du courage, de la bienveillance, de la politesse, de la sincérité et de la loyauté. Pour Philippe Moreau-Defarges, l’Ere Meiji, qui entérine la fin du système de classes, met le bushido « au service d’une foi nationale ». Il illustre cela par une phrase de Maurice Pinguet, « l’Etat de Meiji s’est avéré capable d’inspirer à ses conscrits la vaillance et l’abnégation réservées naguère à la caste dominante ».

Le respect de la mort associé au concept d’intangibilité alimente les protocoles nippons. L’honneur régit les actes. Faillir à ces engagements et aux codes auxquels ont se soumet (dont les préceptes de nature religieuse que nous venons d’évoquer) est synonyme de honte. Néanmoins, le contact avec la mort reste nécessaire et quelqu’un doit forcément prendre en charge ce lourd fardeau, responsable encore aujourd’hui de profondes stigmatisations. Nous allons dès à présent analyser ce paradoxe incroyable qui confronte le respect qui lui est attribuée et le rejet de celui qui maintient des rapports étroits avec elle.

Analyse des obsèques funéraires et du phénomène de discrimination des Burakumin

La cérémonie mortuaire ou l’écho du respect de la mort

Les rites funéraires sont les reflets contemporains de la vision de la mort. L’angoisse et le respect qu’elle impose est aujourd’hui encore largement visible à travers les obsèques et ce, malgré leur adaptation aux « temps modernes ». La ritualisation des obsèques est très importante ; si l’esprit du défunt est déçu de la cérémonie qui lui est réservé, il est susceptible d’apporter le malheur à sa famille pour exprimer son ressentiment.

La tradition funéraire la plus répandue aujourd’hui s’exprime en quatre phases. Le Makuragyô est la première étape. Immédiatement après le décès, des moines récitent des sutras (principes moraux bouddhistes) auprès du défunt dans le but de le purifier. Vient ensuite le Tsuya : dans la journée suivant le décès, la famille et les proches se retrouvent au domicile du mort. Ils offrent de l’encens et l’O-Koden (aide financière pour couvrir les frais des funérailles, très élevés au Japon). Le corps est placé sur l’autel familial, la tête au Nord, avec un tissu blanc sur le visage. On purifie le corps grâce à l’eau et ses facultés cathartiques. Une veille funèbre prend place la nuit précédant la mise en bière (elle durait une semaine auparavant). Une fois cette veillée achevée, les proches s’aspergent de sel ou d’eau pour conjurer le mauvais sort. L’étape suivante est le Soshiki. Le corps est placé dans son cercueil. Un dernier hommage est rendu avant la crémation. Cette dernière était au départ aristocratique car le feu semblait présenter des vertus purificatrices exceptionnelles. Cela s’est démocratisé et est quasiment devenu incontournable du fait de la forte densité démographique nippone. Les os qui ont résisté à l’épreuve du feu sont transmis par la famille au bonze avec des baguettes. Ils sont réduits en poussières et ajoutés à l’urne. Durant 49 jours, elle restera sur l’autel familial puis sera placée dans la tombe ; la mise en terre est appelée le Shiju-Kunichi. Il est toutefois de plus en plus courant de disperser les cendres, le gouvernement l’ayant autorisé depuis 1991. Soucieuse de satisfaire l’esprit du mort, la famille possède généralement un Butsudan (dans la pratique bouddhiste, il s’agit d’une armoire contenant des objets en son honneur) ou plus rarement un Tamaya (équivalent shintô du Butsudan).

Un autre rite funéraire se fait de plus en plus rare au Japon : il consiste à enterrer le mort pour une période allant de trois à cinq ans avant que la famille ne revienne l’exhumer pour laver ses os, symbolisant une nouvelle fois la prééminence de la pureté. Il s’agit d’un rituel beaucoup plus intime que le précédent, réservé aux seuls membres de la famille. Comme l’illustre très justement un article publié par Courrier International, ce rite recule et n’est essentiellement suivi que dans certaines îles du Sud, ce repli étant dû à l’expansion de la méthode crématoire.

L’accompagnement des défunts vers l’autre monde est donc aujourd’hui fortement imprégné par les préceptes culturels énoncés antérieurement. Cependant si le voyage du défunt est vecteur de respect, le contact physique avec un mort porte toujours le risque de souillure. Cette notion prééminente de pureté génère une discrimination des individus qui constamment, entretiennent un tel rapport.

Un groupe qui subit la culture

Ces individus forment en partie la minorité des Burakumin, littéralement « les gens du hameau » (dans le cas présent, il faut davantage parler de ghetto).

Dans le Japon féodal, les Burakumin étaient composés de deux groupes : les Hinin, « non-humains », individus exerçant des activités de foire, et les Eta, les « pleins de souillure ». Ils « étaient ceux qui touchaient le sang notamment les gens qui préparaient la nourriture pour les faucons, car la chasse au faucon était la grande distraction à l’époque. Tous les métiers liés au sang, au traitement des peaux et à la mort des animaux se sont trouvés marginalisés notamment en raison des préjugés shintô et bouddhiques de l’époque » explique Jean-François Sabouret. Du fait de leur profession impure et honteuse, ces individus étaient regroupés et formaient de véritables villages. La ségrégation était très violente : il leur était interdit de rester sur la route dans le cas où ils croisaient des citoyens, de manger ou de boire en ville, où ils ne pouvaient d’ailleurs rester que durant la journée.

Ce n’est qu’avec l’ère Meiji et ses lois « égalitaires » que les 4 classes officielles ont été supprimées. Les Hinin ont réussi à s’émanciper du déterminisme social mais les individus ayant une profession liée à la mort restent stigmatisés. En 1922, la Ligue des niveleurs (Suiheisha) est créée pour combattre ces injustices faites aux Burakumin. Cette organisme est rénové et renommé en 1955 « Ligue de libération des Burakumin » (LLB). Malgré une lutte constante, ces personnes sont toujours ségréguées aujourd’hui, notamment sur le plan de l’emploi et du mariage. En 1976, la LLB a fait interdire des annuaires qui fournissaient la liste et l’emplacement des ghettos. Jean-François Sabouret dit qu’« il y a encore des familles qui, au moment d’un mariage, font appel à des détectives pour savoir si leur fille n’est pas en train de s’amouracher d’un Burakumin. Cela coûte cher (environ 2500 euros), mais ce n’est rien à côté de s’apercevoir trop tard que l’époux de votre fils ou vos petits-enfants sont issus des descendants de la caste discriminée…».

Le sujet est encore tabou, cela est flagrant. En 2009, Le Monde a publié un article dans lequel on lit que Google a rompu la « loi du secret » en publiant des cartes de Tokyo et d’Osaka de l’époque Tokugawa (1606 – 1868), mettant en évidence la localisation des anciens ghettos, qui cause d’importants préjudices moraux aux descendants des Eta qui recherchent l’anonymat pour échapper à la stigmatisation.

Pour conclure cette étude, penchons-nous sur le film Departures (Okuribito étant le titre original), réalisé par Yojiro Takita en 2009. Le jeune violoncelliste Daigo Kobayashi cherche un emploi après l’éclatement de son orchestre. Répondant à une annonce « d’aide au départ », il imagine s’adresser à une agence de voyage alors qu’il s’agit d’une société de pompes funèbres. N’osant pas avouer à sa femme qu’il exerce une profession ayant trait à la mort, il travaille dans le secret. Cette oeuvre cinématographique met en exergue le sentiment de honte quant au fait de travailler dans ce milieu. On retrouve ainsi le souci de l’honneur et le principe de pureté, tous deux fidèles à la mentalité nippone depuis maintenant des siècles, et la perspective religieuse dans la société du Soleil Levant.

Le passé culturel nippon est riche, porteur de valeurs particulières, mais également d’inégalités. L’Occident a souvent tendance à concevoir ce pays comme un modèle d’unité et de cohésion ; cette caricature peut masquer des pratiques, qui comme nous l’avons vu, n’ont aucunement leur place dans une démocratie.

Sources

- Edwin O. Reischauer, Histoire du Japon et des Japonais – Tome 1 : Des origines à 1945, Points

- Jocelyne Sourisseau, Bonjour / Konichiwa ; pour une meilleure communication entre Japonais et Français, L’Harmattan, 2003

- Philippe Moreau-Defarges, Relations Internationales – Questions Régionales, Points, 2011

- Maurice Pinguet, La Mort volontaire au Japon, Gallimard, 1984

- Jean-François Sabouret, L’autre Japon, les Burakumin, la Découverte, 1983

- Jean-François Sabouret, Japon, la fabrique des futurs, CNRS-Editions, 2011

- Alexis Barbin, les Burakumin : une expertise culturelle, Cours de communication interculturelle, INALCO, 2010

- Courrier International

- Marianne

- Le Monde

- Departures (film) et analyse

- http://www.nautiljon.com/culture/coutumes+-+rituels-6/la+mort+au+japon-95.html

- http://fr.wikipedia.org/wiki/Butsudan

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