J'ai publié cet article le 24 septembre 2021 sur le site Afrique XXI.
Disponible en intégralité ici : En Centrafrique, le pari risqué des mercenaires russes
Depuis plusieurs jours, les spéculations vont bon train : le Mali, aux mains des militaires depuis un coup d’État contre Ibrahim Boubacar Keita il y a un an, est-il sur le point de passer un accord avec la société militaire privée Wagner ? Et si oui, quelles seraient les conséquences si ce partenariat se concrétisait ? Cette nébuleuse russe, qui n’existe pas officiellement mais dont les ramifications conduisent au Kremlin, est omniprésente en Centrafrique depuis une entrevue décisive entre le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, et le président centrafricain, Faustin Archange Touadera (FAT), à Sotchi, en octobre 2017. Ce dernier cherchait alors à rééquiper et à former les Forces armées centrafricaines (Faca). L’installation massive de mercenaires supplétifs de Moscou est intervenue dans un contexte bien particulier, où se mêlaient insécurité persistante et montée d’un mécontentement contre les partenaires traditionnels du pays, à commencer par l’ancienne puissance coloniale, tant dans la population qu’au sein du pouvoir – soit précisément ce que l’on peut constater aujourd’hui au Mali.
La Centrafrique se trouve à l’époque dans une situation explosive, contrairement à ce que laissent penser certains discours. La France par exemple, se félicite de l’élection, en 2016, de Faustin Archange Touadera (un professeur de mathématiques qui fut Premier ministre de François Bozizé de 2008 à 2013), sifflant officiellement la fin de trois années de transition chaotique suite au coup d’État de 2013 mené par la Séléka de Michel Djotodia contre François Bozizé. Mais 80 % du pays demeure aux mains des groupes armés. Ils pillent. Ils massacrent1. Et ils menacent régulièrement de fondre sur Bangui, la capitale. Le moral des troupes est au plus bas : l’armée centrafricaine, qui n’avait pas pu résister aux rebelles de la Séléka, est laminée par plusieurs années de guerre civile et rendue exsangue par quatre ans d’embargo sur les armes. Des militaires ont par ailleurs rejoint des groupes armés, avant de verser dans le banditisme.
Certains ex-chefs rebelles ont eu la possibilité de se faire élire et de siéger dans les instances politiques du pays. Mais cela n’a pas eu l’effet escompté, ainsi que l’illustre le cas emblématique du commandant anti-balaka Alfred Yekatom, alias « Rambo » : éphémère député, il a fini par sortir son arme et tirer en pleine séance parlementaire. Arrêté, déchu de son immunité, il a finalement été extradé vers la Cour pénale internationale (CPI) en novembre 2018.
Les discours de façade ne résistent pas aux faits : ils ne remplissent pas l’assiette des Centrafricains, ni ne permettent aux milliers de déplacés de retourner dans leurs villages en toute sécurité. Ces derniers survivent dans des bidonvilles banguissois aux mains de mafias locales.
Scandales en série
La France et l’ONU cristallisent les mécontentements. L’ancienne puissance coloniale, qui a lancé l’opération Sangaris en décembre 2013 pour mettre fin aux violences des groupes armées et, aux dires de ses représentants, « pour sauver des vies », a mauvaise presse après une série de scandales qui ont durablement écorné son image. En 2015, une quinzaine de militaires français déployés dans le cadre de Sangaris ont été accusés de viols, sur des mineurs notamment. Dans un rapport d’enquête onusien, six garçons de 7 à 13 ans détaillent le chantage auquel ils auraient été confrontés : de la nourriture contre des fellations2. Mais l’affaire débouche en 2018 sur un non-lieu malgré les investigations circonstanciées des Nations unis. Cet épilogue judiciaire a suscité un sentiment d’impunité, alors que la France a été accusée d’avoir volontairement bâclé l’enquête.
Paris est également fragilisé par une affaire impliquant l’un de ses fleurons industriels : le groupe nucléaire Areva (devenu Orano) est accusé de pratiques néocoloniales, d’atteinte à l’environnement et à la santé de ses travailleurs et des populations locales. Des salariés de la société avaient réalisé des prospections dans la mine d’uranium de Bakouma, sans protection et dans des conditions déplorables. Cette mine, qui n’a finalement jamais été exploitée, avait été laissée en friche, à la portée de tous. Bakouma avait été acquise en 2007 lors du rachat de la société canadienne UraMin. Cette opération financière désastreuse vaudra au groupe une enquête judiciaire pour escroquerie3.
En outre, à la suite de multiples scandales internes (gestion des visas, accusations de harcèlement…), la chancellerie a connu jusqu’à aujourd’hui une succession inhabituelle d’ambassadeurs : cinq depuis 2013 - soit un ambassadeur tous les 18 mois en moyenne, contre trois à quatre ans en général. Une telle instabilité a pu accélérer l’éloignement de la diplomatie française du pouvoir centrafricain, et dégrader sa capacité d’analyse. C’est peut-être l’une des explications (mais certainement pas la seule) qui a conduit les responsables français à manquer de discernement lors de plusieurs événements cruciaux qui ont abouti à l’arrivée des mercenaires russes.
Retrait précipité
En octobre 2016, malgré l’appel du président Touadéra à sa reconduction, Paris retire dans la précipitation l’opération Sangaris. Dans la foulée, la formation des Faca est confiée à la Mission de formation de l’Union européenne (EUTM). La sécurité, tout comme la poursuite du plan « Désarmement, Démobilisation et Réintégration » (DDR), incombent aux Casques bleus, arrivés dès 2014. Mais le cadre de la mission de la Minusca apparaît inadapté à la situation : cantonnés au maintien de la paix - « dans un pays en guerre, ça n’a pas de sens », s’étonnait un diplomate à l’époque -, les soldats onusiens sont souvent témoins d’exactions mais ne peuvent pas intervenir, sauf s’ils sont eux-mêmes attaqués. En 2018, après un massacre à Alindao ayant fait une soixantaine de morts, le cardinal Dieudonné Nzapalainga accuse : « Certaines forces, au lieu de protéger la population, l’abandonnent à son destin. » On entend les mêmes critiques au Mali à l’égard de la Minusma, dont les Casques bleus sont accusés de se protéger eux-mêmes plus que les populations civiles. La mission onusienne à Bangui a en outre elle aussi été fragilisée par plusieurs scandales. Le 15 septembre dernier, l’ONU a ordonné le retrait de l’ensemble des 450 Casques bleus gabonais après des accusations d’abus sexuels sur cinq filles dans le centre du pays.
Afin d’équiper les Faca, Touadéra se tourne naturellement vers la France après son élection. Il est reçu par François Hollande en mars 2017. Le président français échoue à lui vendre ses fusils Famas (beaucoup trop chers). Le dossier est récupéré quelques mois plus tard par les équipes d’Emmanuel Macron, tout juste élu. Paris propose de défendre à l’ONU le transfert d’armes saisies par la France dans le golfe d’Aden : 1 500 fusils d’assaut, 100 lance-roquettes, 49 mitrailleuses et 20 mortiers. La Russie, légaliste de circonstance, s’y oppose et demande l’application du droit international, à savoir la destruction du lot. Paris conseille alors à Touadéra d’aller plaider sa cause directement auprès de Moscou.
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