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Billet de blog 11 décembre 2024

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À Moscou, la thèse de mathématiques du fils Assad, dix jours avant la chute du régime

Dix jours avant l’effondrement du régime syrien de Bachar al-Assad et sa fuite avec sa famille en Russie, son fils aîné, Hafez al-Assad II, a soutenu une thèse de mathématiques à l’Université d’État de Moscou. Dans ses remerciements, il salue les « martyrs » de l’armée de la dictature « grâce aux sacrifices désintéressés desquels nous sommes tous ici ».  Un déshonneur durable pour l’Université de Moscou.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

J’ai écrit ce texte avec mon collègue Ahmed Abbes, Directeur de Recherches à l’IHÉS (Institut des hautes études scientifiques). Nous sommes tous deux mathématiciens, pour ma part Professeur émérite à l’Université Paris Cité.

Dix jours avant l’effondrement du régime syrien de Bachar al-Assad et sa fuite précipitée avec sa famille à Moscou, son fils aîné, Hafez al-Assad II, âgé de 22 ans, a soutenu une thèse en théorie des nombres à l’Université d’État de Moscou, le 29 novembre 2024. Privé de son avenir prédestiné d’apprenti dictateur, le jeune Assad – qui partage son prénom avec son grand-père – pourra sans doute compter sur la bienveillance de Vladimir Poutine pour se recycler dans un département de mathématiques en Russie, à l’instar d’autres protégés du Kremlin.

Le jury de thèse était composé de son directeur Vladimir Chubarikov, ainsi que des examinateurs Nikolaï Dobrovolsky, Vladimir Chirsky et Zarullo Rakhmonov.

Illustration 1
La thèse de mathématiques soutenue par Hafez al-Assad II à Moscou le 29 novembre 2024

Hafez al-Assad semble nourrir une passion pour les mathématiques depuis son adolescence. Il avait participé aux Olympiades internationales de mathématiques, en 2016, 2017 et 2018. Ses résultats, toutefois assez modestes, avaient conduit les médias syriens à falsifier ses performances, le plaçant fictivement au 28ᵉ rang mondial sur 615 participants en 2017. En réalité, il s’était classé 528ᵉ, terminant dernier de l’équipe syrienne.

Le 29 juin 2023, l’ambassade de Russie en Egypte avait publié un communiqué : « Juin est la période des diplômes universitaires en Russie. Parmi les diplômés de cette année figure le fils du président de la République arabe syrienne, Hafez Bashar al-Assad, diplômé de la principale université de notre pays, l'Université d'État de Moscou. La Première Dame de la République syrienne, Asma al-Assad, s'est rendue à Moscou pour assister à la cérémonie de remise des diplômes. » Le communiqué était accompagné d’une photo du jeune Assad posant fièrement avec son diplôme rouge de magistère, ainsi que d’une courte vidéo montrant la Première Dame serrant son fils dans ses bras. La nouvelle a rapidement suscité la moquerie parmi les Syriens, qui n’ont jamais cru aux prétendues performances de l’héritier dictatorial. La Radio de la révolution, un média né de la révolution syrienne de 2011, a réalisé un sketch satirique inspiré du style des célèbres feuilletons syriens, très populaires dans le monde arabe, parodiant la remise du diplôme de Hafez al-Assad II.

Commentant la nouvelle dans un article du 13 juillet 2023, intitulé « Avec le début de l'héritage de Hafez Bashar al-Assad », l’auteur Ghazi Dahman écrivait : « Le feuilleton, à la fois ancien et nouveau, que les Syriens et le monde verront dans les mois à venir, est un scénario que les Syriens connaissent par cœur : Hafez Bashar al-Assad obtiendra un doctorat, peut-être dans plusieurs spécialités, et commencera à recevoir des promotions astronomiques au sein de l’armée. Un domaine particulier, probablement l’intelligence artificielle, sera choisi pour lui, et des ressources seront allouées, ainsi que la création d’institutions qui définiront l’espace dans lequel Hafez évoluera, telles que la mise en place d’une institution dédiée au développement et à la gestion de l’intelligence artificielle en Syrie. Parallèlement, une équipe d’assistants, composée d’experts académiques et de militaires, sera constituée autour de lui, servant de levier pour son projet. Il sera surnommé “Hafez l’Espoir” par les poètes et écrivains du régime, et sera présenté comme le sauveur de la Syrie, la menant vers l’ère de l’intelligence artificielle et l’élevant au rang des étoiles. Pendant ce temps, les Syriens, s’ils ont de l'électricité, le verront de nombreuses fois à la télévision, suivre et discuter des questions de développement et de modernisation. Il visitera certaines institutions, peut-être pour évaluer la qualité de l’Internet et l’état des équipements informatiques, tout cela dans le cadre de la préparation du “siècle syrien”, ou de la Syrie de 2040. »

Dahman fait ici référence à l’obsession de la famille Assad pour l’obtention de titres universitaires, et singulièrement le titre de « docteur ». Le processus, surnommé « doctorisation » par certains opposants, vise principalement à légitimer l’intronisation des enfants aux postes de pouvoir, une pratique qui a imprégné tous les échelons du régime despotique. 

Il n’y a malheureusement pas que les universités russes qui se sont compromises avec la dictature syrienne. Certaines prestigieuses institutions européennes ont également accordé des diplômes honorifiques à la famille Assad. En 2004, la faculté d'archéologie de l’Université de Rome La Sapienza a décerné un doctorat honoris causa à Asma al-Assad, épouse du dictateur syrien déchu Bachar al-Assad. La cérémonie officielle s’est déroulée dans l’ancienne ville syrienne d’Ebla. L’ancienne première dame a reçu le doctorat des mains de Paolo Matthiae, chef du département d’archéologie et d’histoire de l’art à la Sapienza, responsable des fouilles dans la ville d’Ebla, depuis 1964. On ignore si ce titre a été révoqué ou s’il est toujours conféré à Asma al-Assad. Toutefois, selon une information de l'Agence de presse syrienne SANA, Bachar al-Assad a décerné, le 5 juin 2023, à Paolo Matthiae « L’Ordre du mérite syrien, hors classe ». Ce n’est pas le seul honneur douteux accordé par La Sapienza aux régimes despotiques arabes. Le 16 juin 2021, l’université a décerné au président tunisien Kaïs Saïed un doctorat honoris causa en droit romain, théorie des systèmes juridiques et droit privé du marché. À peine un mois plus tard, ce dernier déclenchait un coup d'État contre la jeune démocratie tunisienne.

Le scénario attendu par les Syriens, esquissé par Ghazi Dahman dans son article mentionné plus haut, n’aura finalement pas lieu. Hafez al-Assad II n’héritera pas du pouvoir despotique de son père, et il ne deviendra probablement pas mathématicien non plus. Sa thèse se termine par des remerciements dans lesquels il exprime sa gratitude envers les tortionnaires de l’armée syrienne :

« “Quand on veut accomplir quelque chose, on cherche des opportunités”, me dit ma mère adorée quand je rencontre des difficultés.
Je sais avec certitude que je ne suis pas seul dans ce monde, et je chemine dans ma vie aux côtés de nombreuses personnes à qui je suis profondément reconnaissant et auxquelles je souhaite dédier mon travail scientifique. Je dédie ma thèse...
...aux martyrs de ma patrie, la Syrie, et en premier lieu aux martyrs de l'Armée arabe syrienne, grâce aux sacrifices désintéressés desquels nous sommes tous ici,
à mes parents, Bachar et Asma, auxquels je suis reconnaissant pour chaque instant de mon existence,
à ma sœur et mon frère, Zein et Karim, qui m’ont toujours soutenu, et à toute ma famille,
au professeur Viktor Antonovitch Sadovnitcheï, recteur de l’université Lomonossov de Moscou, éminent dirigeant de notre université,
au professeur Vladimir Nikolaïevitch Chubarikov, mon directeur de thèse, qui m’a guidé dans mes recherches scientifiques,
aux enseignants et au personnel de l’université Lomonossov, qui font de cette institution un centre d’enseignement et d’innovation de premier plan, et un lieu où l’on revient toujours avec joie,
au professeur Omrane Kouba, génie, mentor et ami, qui a été à mes côtés à chaque étape de ma formation, sans la guidance duquel je n’aurais pu m’épanouir en tant que scientifique et mathématicien,
à M. Fares Abou-Saleh, qui m’a introduit à la rigueur des mathématiques et a suivi de près mes progrès dans ce domaine,
aux enseignants et au personnel du
HIAST, mon second foyer, où j’ai vécu les meilleurs moments de ma vie,
à Mme Diana Badra, qui a tendrement nourri ma passion naissante pour les mathématiques, dont l’amour pour cette discipline m’a inspiré et dont la générosité infinie m’émerveillera toujours,
à tous mes professeurs, de l’école maternelle au lycée, avec qui j’ai grandi et qui ont façonné la personne que je suis aujourd’hui,
et enfin, à tous mes amis, proches et lointains, avec qui j’ai appris, ri et aimé la vie, et avec qui mes liens sont solides et profonds. »

L’Université d’État de Moscou et La Sapienza, comme l’Université de Nice avant elles, portent désormais le fardeau du déshonneur. Il y a près de cinquante ans, en 1975, l’Université de Nice avait décerné un doctorat honorifique à Nicolae Ceaușescu, président de la Roumanie. Assad est parti, mais le souvenir de ses crimes demeurera, et la réputation de l’Université d’État de Moscou et de La Sapienza est à jamais entachée par leur association avec lui.

Illustration 2
Damas, juillet 2022 : Bachar al-Assad, son épouse Asma et leurs enfants, Zein (à gauche), Karim et Hafez ©AFP

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