« Les monstres, ça n’existe pas. C’est notre société. C’est nous, nos amis, nos pères, c’est ça qu’on doit regarder. On n’est pas là pour les éliminer, on est là pour les faire changer. Mais il faut passer par un moment où ils se regardent, où on se regarde. » (Adèle Haenel)
====
La presse internationale est mobilisée sur « une affaire tout à fait hors normes » nous dit-on : une femme qui pendant près de dix ans a subi plus de quatre-vingt-dix viols alors qu’elle dormait profondément, droguée par son mari. Tout cela organisé à partir d’un salon de discussion sur internet baptisé « À son insu ».
Au centre de cet évènement, il y a tout d’abord une femme qui transcende et élève la révolution #MeToo : la honte change de camp grâce à elle, et devant le monde entier. Elle force un respect et une admiration qui seront présents pour longtemps. Gisèle.
Ce cauchemar vivant doit donc absolument être l’occasion de réfléchir, autant que possible sans tabou ni tricherie, sur les hommes avec les femmes, la barbarie quasi banale de la « sexualité » que les hommes imposent si souvent aux femmes, en essayant de comprendre quel est le terreau de reproduction de cette fange. Ceux qui doivent réfléchir, travailler sur eux-mêmes, affronter leurs démons, ce sont les hommes. J’en suis un, j’essaye. J’essaye en particulier d’examiner si cette affaire est vraiment « hors normes », ou n’est pas, au contraire, le reflet d’une partie de la société humaine.
1. Les violeurs.
Cinquante et un hommes de 26 à 74 ans aujourd’hui, de milieux professionnels variés.
« Normaux », sans histoires ? Pas tout à fait. Dans les ordinateurs et smartphones de certains d’entre eux, on a trouvé des vidéos d’exploitation et d’abus d’enfants. Certains ont des antécédents de violences commises sur les femmes. Hors « normes » ? Hors la loi, certes. Mais essayons de nous concentrer sur ceux dont la présence dans cette inhumanité surprend au premier abord. Professeur, pompier, journaliste, étudiant, chauffeur routier, infirmier, brave type ? Peut-être cette ahurissante et atroce affaire est-elle aussi banale que les inculpés. Si l’affaire n’avait pas éclaté par hasard, combien d’autres seraient passés sur le corps inerte de Gisèle, combien d’autres se seraient tus, préférant tirer profit du crime plutôt que le dénoncer ?
Le « c’est sa femme, il fait ce qu’il veut avec » de l’un d’entre eux, et l’absence d’attention de tous au sujet de l’état inconscient de Gisèle pendant ce qu’ils lui imposaient, tout renvoie à la réification du corps féminin. Vue à travers ce drame, cette réification parait insensée. Or, elle est présente partout et en permanence dans notre société. Si les hommes parlaient lucidement de leur sexualité, hors cette histoire atroce, on verrait sans doute que beaucoup d’entre eux aiment que les femmes soient des choses. Ils en ont l’habitude, depuis si longtemps. Ils préfèrent les objets aux sujets.
Cela renvoie aussi au sentiment de propriété éprouvé par tant d’« hommes normaux ». Ce sentiment de propriété que le maître a envers son esclave, que les hommes ont si souvent envers les femmes — et que l’humanité a envers les animaux. Cela renvoie au pouvoir que les uns exercent sur les autres, anti-thèse de l’égalité de toutes et tous, terreau du racisme sous toutes ses formes. Terreau du « fascisme » — pas seulement au sens politique, mais au sens de la brutalité instituée en vertu, de la force devenant loi, de l’ignorance appelée réflexion, de la domination du plus fort hissée au rang de morale.
Que cherchaient-ils donc, ces hommes banals ?
D’abord, tout simplement — pardon, il faut bien l’écrire — à éjaculer dans un trou. Éjaculer « facilement », parce que dans des conditions « proches du vrai, du vivant » — Gisèle n’était pas en caoutchouc, n’est-ce pas ? Beaucoup d’hommes, sans doute, se réfugient dans l’éjaculation solitaire, qui soulage quelques instants dans les environs du bas-ventre. Mais la misère sexuelle ne saurait justifier d’associer le corps inerte d’une femme au sexe.
Certains cherchaient peut-être aussi une espèce de passage à l’acte de ce fantasme : « posséder » une femme devant son mari, participer à l’excitation imaginée de celui-ci. Mais bon… elle était sous haute dose de Témesta, on était loin du « fantasme devenu réel ». Il leur a donc fallu beaucoup d’imagination, et beaucoup d’inhumanité, pour faire fonctionner l’horreur : rendre concret le fantasme de possession de la femme de l’autre, mélangé à la jouissance de violer une femme entièrement soumise, inerte, inconsciente. Vivante mais sans conscience apparente.
Sans doute aussi la « non-participation » du corps mis à leur disposition n’étonnait-elle pas la plupart d’entre eux. Car ceux-là avaient l’habitude de tripoter, voire maltraiter, un corps qui exprimait le non-consentement par sa passivité. Comme tellement d’hommes de par le monde, de puissants avec leurs employées, de maris avec « leur » femme, de pères avec leur enfant. Cela ne les a donc pas gênés. Au contraire, cela les a peut-être excités. La misère de leur sexualité passait par cette domination extrême, et par cette cruauté.
Retenez cette formule : « Qui ne dit mot ne consent pas ! ». Ne l’oubliez pas. Point besoin d’avoir fait de hautes études pour distinguer une femme qui veut, une femme qui désire, une femme qui vit, d’une femme qui n’a pas envie, qui ne veut pas, qui subit. Ils le savaient, bien sûr, ces banals. Certains d’entre eux ont dû encore beaucoup se mentir, et beaucoup s’en foutre, pour arriver à leurs fins.
Aux commandes, derrière ces attitudes, ces inconsciences et cette barbarie : l’égocentrisme de l’homme qui veut. Qui se résume en cette formule très concrète : « Je veux, je prends ». Le Marquis de Sade disait : « Il n’est point d’homme qui ne veuille être despote quand il bande. »
2. L’organisateur en chef, le mari.
Son cas est sans doute plus compliqué, plus intriqué. Il n’est cependant pas téméraire de penser qu’il était excité de voir « sa » femme soumise à d’autres. Ce qui porte plus à réflexion est que, de manière précise, il a tout mis en scène, et a tout enregistré en vidéo. Non seulement pour profiter de ces scènes à volonté, mais aussi parce que la place de « réalisateur » apporte un grand pouvoir : pouvoir sur les acteurs, et pouvoir de mettre en scène des scénarios sexuels qui l’excitent, de transformer des fantasmes en réalité. On le sait, de nombreux réalisateurs de premier plan — et pas seulement Dominique Pélicot avec ses minables vidéos — en ont profité, singulièrement aux dépens de leurs actrices. L’un d’entre eux, et non des moindres, a dit un jour à une comédienne de mes amies : « je sais pourquoi j’ai fait ce métier, c’est parce que suis érotomane ».
On peut aussi imaginer que ce mari s’excitait aussi, comme tant d’hommes, en se racontant (contre toute logique, mais qu’importe) qu’elle « aimait ça ». N’avait-il pas sollicité l’échangisme auprès d’elle — ce qu’elle avait refusé ? Dans ses vidéos, ne traitait-il pas des centaines de fois sa femme de « salope », terme qu’il qualifie de « compliment » devant le juge d’instruction (1) ? Cet imaginaire délirant, encodé dans le mot « salope », est fréquent, nous le savons bien. Une partie de la révolution #MeToo, singulièrement au niveau de la jeunesse, commence à nettoyer ces crasses d’une sexualité machiste et dominante. Beaucoup de femmes se dégagent de cet enfermement toxique. Les hommes, dans leur majorité, sont bigrement en retard. Ils se croient forts, au dessus de tout soupçon, ils ne sentent pas le besoin de libérer l’humanité de ces schémas.
En fin de compte, ce mari, lui aussi, ressemble à beaucoup d’autres. Le fait qu’il filmait sous les jupes des femmes, qu’il est peut-être impliqué dans une agression sexuelle violente commise en 1999, et que sa fille, la fille de Gisèle, a aussi été droguée, tout cela ne suffit pas à en faire un vrai « hors-normes » parmi les mâles de notre époque.
Car « il tient en public des propos déplacés sur le physique des femmes » (1). Il le revendique dans ses échanges : « il aime le « mode viol » »(1). Il n’est pas le seul, on le sait… Ici réside une partie de cet énorme problème : un fantasme n’est qu’une idée, un mouvement électrique dans la cervelle, et tous les fantasmes, absolument tous, sont loisibles, privés, secrets, parfois salvateurs. Mais ces obsédés d’eux-mêmes que sont souvent les hommes font peu de différence entre leur fantasme et un passage à l’acte ; croient-ils donc que le monde réel tout entier peut être confondu avec ce qui se passe dans leur tête ou leur sexe ?
La lutte contre la brutalité, contre l’inhumanité, est vitale. C’est la lutte pour la solidarité, donc pour la survie de l’espèce humaine, et sans doute de la planète. Françoise Héritier avait clairement exprimé la source de l’un de ces « comportements déraisonnables » que la révolution #MeToo a révélés : « Le comportement d’agression des hommes à l’égard des femmes n’est pas un effet de la nature animale et féroce de l’Homme, mais de ce qui fait sa différence, qu’on l’appelle conscience, intelligence ou culture ». Il est temps que la société prenne conscience que l’espèce humaine est « la seule espèce dont les mâles tuent les femelles », écrivait-elle encore.
(1) Un article de Lorraine de Foucher, Le Monde, 22 juin 2023.