IMED et la mosquée de la CLAPE
Journée plage.
Comme beaucoup de Toulousains, lorsqu’une éclaircie de
printemps apparaît après de longues journées pluvieuses, nous
partions pour Gruissan, direction la Méditerranée.
Une impasse, perpendiculaire à la route principale, mène à
l’entrée de l’école et au parking des enseignants où mon
véhicule était garé.
En remontant l’impasse, nous croisons Imed.
Imed est en CE1 et c’est compliqué, particulièrement pour
ses enseignants.
C’est compliqué depuis la maternelle :
« Boudeur, bavard, perturbateur, aime se mettre en valeur en
faisant du bruit, bavardage, sans arrêt en mouvement, difficultés
de concentration… »
Son enseignante était très exigeante, certainement trop
exigeante pour ses élèves de grande section.
En le croisant, je descends la vitre pour le saluer.
– Bonjour, Imed !
Imed s’ennuie, comme très souvent il ne sait pas quoi
faire… alors il fait des bêtises.
La plus grosse de ses bêtises est un jeu dangereux, très
dangereux, qui inquiète les adultes, les enseignants et le service
social du Conseil Général qui est chargé d’une mesure d’AED*
(Aide Éducative à Domicile)
Imed attend sur le trottoir de la rue principale que passe un
véhicule et traverse soudain, occasionnant de grands coups de
frein du conducteur.
Pour l’avoir plusieurs fois observé à son insu depuis ma
fenêtre, il sait se ménager un temps suffisant pour éviter la
collision, mais… ?
Il joue… un jeu dangereux.
Depuis la maternelle, Imed joue à des jeux dangereux,
depuis tout petit, il escalade, court, saute et inquiète les adultes.
Je connaissais toute la famille depuis longtemps et Imed était
un assidu des Groupes d’Enfants depuis 2 ans.
Il s’ennuie !
Ma compagne acquiesce du regard.
– Tu veux venir avec nous, à la mer ?
Il se passa alors quelque chose d’étrange.
Il ne pouvait répondre et restait étrangement muet, ce qui
n’était pas du tout dans ses habitudes !
Je savais bien qu’il en avait très envie, mais il ne pouvait pas
répondre.
Une discussion s’engagea et je lui demandai, s’il voulait
venir avec nous, d’aller voir sa mère pour lui en parler.
Elle vint à notre rencontre.
Imed, ravi, grimpa dans la voiture et nous voilà partis.
Je repris la discussion avec lui.
– Pourquoi tu ne me répondais pas ?
Il se ferma puis lâcha :
– J’avais peur que tu me voles !
Il me parla aussi de « la Dame Blanche » qui le terrorisait,
lui, et plusieurs enfants de l’école.
Il sourit enfin un peu lorsque je lui demandai de constater
que celle-là, ma compagne, était très noire.
Je connaissais bien Imed et un peu son histoire, mais je fus
quand même très surpris de son inquiétude.
Le temps bien qu’ensoleillé était un peu frais, la mer était
calme, Imed, lui, était agité.
Il courait partout et s’égayait tel un jeune chien fou.
Il avait trouvé, échoué sur la plage, un tronc d’arbre avec
lequel il entretenait un dialogue gesticulé que le vent de terre
emportait au large.
Je l’appelai pour le mettre en tenue adaptée pour patauger
dans l’eau et le sable.
Il me conta je ne sais quel scénario héroïque puis repartit
aussitôt à l’assaut en culotte et T-shirt.
Ces scénarios héroïques inquiétaient aussi les adultes et
particulièrement ses enseignants.
La directrice m’adressa un jour ce qu’on appelle en langage
d’initiés « une production d’écrit spontané » : le rêve d’Imed.
La consigne était : raconte ton rêve et dessine-le.
« Je rêve d’être un artiste, je chanterai au Maroc dans une
salle géante où il y a plein de gens qui veulent apprendre à
chanter.
Je rêve d’être un militaire avec plein de bras et je tuerai les
gens méchants.
Je les couperai en morceaux de viande et je les ferai sécher
et je les brûlerai sur le barbecue et je les donnerai à manger aux
animaux pour leur goûter. »
La réalité de la vie d’Imed était déjà assez violente mais
lorsque l’école se préoccupe aussi de ses rêves, ça devient alors
terrifiant !
Il jouait donc, bruyamment, avec son tronc d’arbre.
Quelques sonores onomatopées nous parvenaient.
Elles parvenaient aussi aux oreilles attentives de deux
enfants, un petit garçon d’environ le même âge qu’Imed et sa
petite sœur cadette de 4 ou 5 ans.
Un couple de touristes étrangers et sa petite famille étaient
déjà installés sur la plage et nous nous étions posés un peu plus
loin.
Les deux enfants organisaient sagement leurs jeux à
proximité des parents, puis élargissaient peu à peu leur aire de
jeu, et firent de brèves mais de plus en plus nombreuses
excursions auprès d’Imed et son mystérieux tronc d’arbre…
avant d’être régulièrement rappelés à l’ordre par leurs parents.
Les excursions devinrent de plus en plus insistantes et les
rappels à l’ordre de plus en plus désespérés.
Ils revenaient chaque fois encore plus trempés et pleins de
sable de leur escapade dans le monde d’Imed.
Nous saisissions bien les appels du regard qu’ils semblaient
nous adresser, peut-être pour soutenir leurs suppliques, mais
nous n’avons pas compati.
Que pouvions-nous faire ?
Comment pour ces enfants résister à l’appel du grand large ?
Imed les entraîna irrésistiblement et définitivement dans son
épopée et l’affaire pour les parents se corsa.
Autant ces enfants étaient étrangers par la langue, autant ils
étaient de plus en plus familiers par leurs vociférations et leurs
gesticulations.
Ils furent bientôt aussi trempés et pleins de sable qu’Imed.
Lorsque nous nous levions et nous dirigions en appelant
Imed vers la voiture pour chercher quelques effets, ils nous
adressèrent un grand sourire et un geste amical d’au revoir.
Je ne sus trop bien comment appréhender leur cruelle
déception lorsque je leur répondis que nous revenions, nous
allions juste chercher quelques effets dans la voiture.
L’affaire se prolongea au grand désespoir des parents,
jusqu’à ce qu’Imed se fige et pointe du doigt le dôme au
sommet du massif de la Clape :
– La mosquée, la mosquée !
Perchées en haut du massif de la Clape se trouvent des
installations radars de l’armée.
Les enfants reprirent en chœur : « La mosquée, la
mosquée ! », pointant du doigt le dôme plus militaire que
religieux qui surplombe le massif.
La famille battit en retraite. Ce fut pour eux le signal de
départ.
Au retour, nous n’avions pas encore quitté le village
qu’Imed dormait profondément après cette longue et épuisante
journée.
La situation d’Imed ne s’arrangeait pas.
Sa mère était bien sûr très ambivalente et pouvait encore lui
donner le biberon, dormir avec lui lorsqu’il avait peur la nuit, et
le laisser seul toute la journée parce qu’elle avait autre chose à
faire.
Les services sociaux avaient bien essayé « d’étayer la
fonction parentale » de cette mère et d’appeler l’autorité d’un
père trop absent, puis parti au Maroc, à Casablanca ou ailleurs,
ou de nouveau en prison, elle ne savait pas exactement…
Elle souhaitait un placement en internat, le juge des enfants
fut saisi pour, tout comme son frère aîné, un placement en
ITEP* (Institut thérapeutique éducatif et pédagogique).
https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=58908&motExact=0&motcle=&mode=AND