En ces temps de morosité décliniste, il convient de relativiser un peu le sentiment de dégringolade civilisationnelle qui flotte alentour. En effet, l’évocation de la déchéance des puissances de jadis est une tradition poétique bien enracinée et l’on peut imaginer que l’actuel effondrement de notre monde ne manquera pas d’inspirer les poètes du monde d’après… S’il y a un après…
Commençons par le commencement, avec les vers qu’Euripide mit dans la bouche d’Hécube dans Les Troyennes :
Debout, infortunée, lève ta tête abîmée sur le sol,
redresse ta nuque. Il n’est plus ici ni de Troie
ni de reine de Troie La fortune a changé, résigne-toi.
Livre-toi au courant, livre-toi au destin,
sans vouloir redresser ta barque,
qui dérive au fil des hasards !
(texte édité pour La Pléïade par Marie Delcourt-Curvers)
Mais les vainqueurs de Troie s’effacèrent à leur tour, inexorablement, comme nous le rappellent ces vers d’Aragon :
Rien rien ne pourra plus faire qu'elle ne fût.
Même sans bras sans tête et debout sur son fût.
De pierre. Et Samothrace au loin, morte à l’histoire.
Yannis Ritsos dans son monologue d’Hélène nous dit quelque chose d’approchant:
Quant aux autres choses, c’est comme si elles n’étaient rien
– oubliées, Argos, Athènes, Sparte,
Corinthe, Thèbes, Sicyon – des ombres de noms ; je les profère ;
ils résonnent comme s’ils avaient échoué dans l’inaccompli.
(traduction de Gérard Pierrat)
Après la destruction de Troie et l’effondrement de la Grèce, vint la chute de Rome. Voici ce qu’inspira à Joachim du Bellay son voyage en Italie : une méditation sur les ruines des monuments romains, tirée du: "Premier Livre des Antiquités de Rome, contenant une générale description de sa grandeur et comme une déploration de sa ruine". (J'ai modernisé au passage la graphie de certains mots car le texte original écrit "apperçois" ou "loix").
IIIème Sonnet
Nouveau venu, qui cherches Rome en Rome
Et rien de Rome en Rome n’aperçois,
Ces vieux palais, ces vieux arcs que tu vois,
Et ces vieux murs, c’est ce que Rome on nomme.
Vois quel orgueil, quelle ruine: et comme
Celle qui mit le monde sous ses lois,
Pour dompter tout se dompta quelquefois,
Et devint proie au temps, qui tout consomme.
Rome de Rome est le seul monument,
Et Rome Rome a vaincu seulement.
Le Tibre seul, qui vers la mer s’enfuit,
Reste de Rome. O mondaine inconstance!
Ce qui est ferme est par le temps détruit,
Et ce qui fuit, au temps fait résistance.
J. DU BELLAY (1522?-1560)
Plus près de nous, voici encore un autre sonnet, le très célèbre Ozymandias de Shelley qui, comme Aragon bien plus tard, nous parle d’une statue mutilée, symbole d’une grandeur évanouie, et dont je vous offre ci-après le texte original puis ma traduction en alexandrins:
Ozymandias
I met a traveller from an antique land
Who said: 'Two vast and trunkless legs of stone
Stand in the desert. Near them on the sand,
Half-sunk a shattered visage lies, whose frown,
And wrinkled lip, and sneer of cold command,
Tell that its sculptor well those passions read
Which yet survive, stamped on these lifeless things,
The hand that mocked them and the heart that fed ;
And on the pedestal these words appear:
“My name is Ozymandias, king of kings:
Look on my works, ye Mighty, and despair !”
Nothing besides remain. Round the decay
Of that colossal wreck, boundless and bare
The lone and level sands stretch far away.'
Ozymandias
Un voyageur d'un vieux pays me l'a conté :
'Dressées dans le désert sont deux jambes de pierre
Immenses mais sans corps. Sur le sable, à côté,
Un visage brisé gît à moitié sous terre,
Dont le sourcil froncé, la moue froide et hautaine,
Disent ces passions qu'a bien lues son sculpteur
Qui dans ces blocs inertes, encor se maintiennent
Grâce à sa main moqueuse et l'élan de son cœur ;
Et sur le piédestal ces mots qui se dégagent :
« Je me nomme Ozymandias, le roi des rois:
Ô toi Puissant, vois mes œuvres et perd courage! »
À côté rien ne reste. Autour de ces gravois
D'épave colossale, aride, sans bornage,
Lisse et vide, au lointain, le sable se déploie.'