Il paraît que nous sommes en guerre, et un Paris fantomatique aux rues presque vidées de leurs promeneurs et de leurs passants devient le décor d’un état de siège qui ne s’avoue pas, un siège dans lequel, plus que l’imperceptible virus, c’est la viscosité accrue du temps écoulé qui devient le véritable ennemi. On peut, sans remonter jusqu’à Alésia ni même à la Commune, relativiser notre malheur en évoquant ici d’autres sièges bien plus cruels, et en premier lieu celui de Leningrad.
Les vers d’Akhmatova, affichés sur les murs de la ville et lus à la radio, contribuèrent à donner au peuple de Leningrad le courage de résister, malgré la famine et les incessants bombardements. La poétesse en disgrâce (dont l’ex-mari Goumilev avait été fusillé en 1921) fut exfiltrée par avion vers Moscou où sa poésie devint une arme à l’imprévisible efficacité dans la guerre contre les nazis.
Un de ses poèmes les plus célèbres de cette noire période a paru dans le recueil Ветер войны (Vent de guerre). Il est intitulé Мужество (Courage) et met d’emblée les points sur les i :
Мы знаем, что ныне лежит на весах
И что совершается ныне.
Час мужества лробил на наших часах.
И мужество нас не покинет.
Nous savons ce qui dans la balance est à présent posé
Et ce qui à présent s’accomplit.
L’heure du courage à nos montres est arrivée.
Et le courage ne nous abandonnera pas.
Dans une édition bilingue datant du début de ce siècle, mais que par charité je ne nommerai pas, j’ai vu que le troisième vers:
Час мужества лробил на наших часах était traduit par : « L’heure du courage a sonné dans nos heures », ce qui n’a évidemment aucun sens. En fait, le nom pluriel часы ne désigne pas ici les heures mais la montre, tout comme le nom pluriel весы au premier vers, auquel il fait écho, désigne une balance à deux plateaux (cf. les formes plurielles qu'on trouve souvent pour nommer des objets fonctionnant par paires que ce soit en russe, en français ou en anglais: lunettes, ciseaux, pantalons, etc.)
Moralité : pour lire Akhmatova, privilégiez les éditions bilingues… et apprenez un peu de russe !