Cristina Fernandez de Kirchner (CFK) a déménagé dans un quartier (un peu) moins bourgeois que son appartement de Recoleta et elle a conservé le droit de sortir sur son balcon pour saluer ses partisans comme une Evita 2.0 ; cet appartement est situé stratégiquement: à la fois proche du siège du syndicat des camionneurs, d'une part, et de la gare de Constitucion, d'autre part, qui est le point d'arrivée des trains et bus partant des populeuses banlieues sud qui restent la dernière forteresse kirchnériste encore debout.
Face à l'empêchement politique confirmé de la présidente du Parti Justicialiste, les protestations des autres politiciens péronistes ont pris des allures de service minimum, parce que, comme pour Marine Le Pen chez nous, la voie apparaît désormais dégagée pour que d'autres ambitions s'affirment, à commencer par celles de Maximo Kirchner (fils de CFK) et d'Axel Kicillof (gouverneur de la province de Buenos Aires).
On peut considérer que le jugement qui l'a condamnée dans l'affaire des travaux publics de la province de Santa Cruz (favoritisme en faveur de l'entrepreneur Lazaro Baez et surfacturation des travaux de construction de routes) était très contestable: le dossier a été instruit à charge par une brochette de magistrats fédéraux dont les multiples liens politiques, touristiques voire footballistiques avec Macri et son clan sont de notoriété publique; l'expertise limitée conduite par des spécialistes nationaux des travaux routiers (seulement 3 marchés analysés sur 51) a conclu que les travaux audités avaient été correctement effectués et que les dépassements des budgets initiaux s'expliquaient par des délais causés par les intempéries et par des réajustements contractuels en fonction de l'inflation.
Les cris de "lawfare" poussés par les kirchnéristes (soutenus publiquement par le président brésilien Lula qui a eu autrefois à subir un traitement similaire de la part d'un procureur bolsonariste) ne sont donc pas sans fondements.
En l'espèce, CFK a payé pour une casserole qui eût dû être attachée aux basques de son défunt mari Nestor, car c'est lui qui, dès avant les années 2000, avait organisé de massifs détournements de fonds publics puis favorisé, depuis son poste de gouverneur de la province, l'ascension de Lazaro Baez, moyennant de généreuses rétrocessions effectuées par l'entrepreneur pour le financement de ses campagnes électorales et l'arrondissement de son patrimoine.
D'autres dossiers toujours en cours comme Hotesur (du nom d'un hôtel de standing de Calafate propriété des Kirchners dans lequel la compagnie nationale Aerolineas Argentinas louait des chambres, prétendument pour son personnel navigant en escale, chambres qui restaient étrangement inoccupées) mettent bien plus directement en cause CFK (et son fils Maximo qui était aussi partie prenante à la gestion de l'affaire.)
En réalité, les Kirchners sont punis par où ils ont pêché: lors de son arrivée à la présidence, Nestor Kirchner s'était contenté de pousser à la démission les quelques fripouilles notoires que Menem avait nommées à la Cour Suprême et il avait refusé le plan de décentralisation de la justice anti-corruption que lui avait proposé son ministre de la Justice Gustavo Beliz (qui du coup démissionna) car il préférait conserver des juges fédéraux corrompus et donc malléables comme Oyarbide, plutôt que de rendre la justice anti-corruption plus efficace: vu ses propres magouilles financières à Santa Cruz, il avait de bonnes raisons pour cela...
Bref, on ne versera pas ici de larmes sur les infortunes de CFK qui ont pour seul effet limité d'inciter les péronistes à resserrer les rangs: les trois têtes de gondoles du péronisme dans la province de Buenos Aires (Kicillof, Maximo K et Massa) se sont mises d'accord pour mettre leurs dissensions et arrière-pensées de côté afin d'établir une liste unique pour les élections d'octobre.
Les récentes élections de ce dimanche dans les provinces montrent que les notables locaux bien implantés ont encore de beaux restes et que la marque Milei a du mal à s'imposer dans les élections locales (c'est un problème similaire à celui de LFI ou du RN dont la capacité de mobilisation électorale provient essentiellement de la figure du chef): pour son énième réélection, le vieux caudillo péroniste Insfran a obtenu 67% des voix à Formosa, et à Santa Fe le sortant Pullaro, issu de la Droite traditionnelle, a gagné l'élection; à Rosario, troisième ville du pays et principal port de sortie des exportations de soja transgénique, de blé et de cocaïne, le candidat kirchnériste non péroniste Monteverde (un profil un peu similaire à celui de Santoro dans la capitale fédérale en plus charismatique) l'a emporté devant le miléiste de LLA, mais cette victoire est en trompe-l'oeil car le total des voix de Droite (PRO+UCR) et d'extrême-Droite (LLA) dépasse 53%: comme en France, les discours progressistes et de justice sociale ne mobilisent qu'un petit tiers des voix, sur fond d'abstention massive (seulement 48% de participation aux élections à Santa Fe).
Malgré le mépris que lui voue Milei, l'ex-président Macri est prêt à avaler toutes les couleuvres et à passer sous toutes les Fourches Caudines que lui présentent les miléistes sous peine de voir le courant de fuite de son parti PRO vers LLA s'intensifier, suivant l'exemple donné par Patricia Bullrich.
L'enjeu de parvenir à une liste unique de toutes les Droites dans l'énorme province de Buenos Aires (40% de l'électorat et plus de 50% du PIB) est de parvenir à battre les kirchnéristes dans leur principal bastion, alors que les sondages ne sont pas favorables aux sortants péronistes, du fait de l'insécurité croissante dans les banlieues.
Mais l'enjeu le plus crucial de la période qui s'ouvre est économique et financier, d'où le titre donné à ce billet: dans un pays aussi soumis à l'impérialisme étatsunien que l'est l'Argentine, le moindre éternuement d'un banquier américain provoque une montée de fièvre.
Or, malgré les discours triomphalistes de Milei qui, comme Trump, ne cesse d'insulter au passage opposants et journalistes, la situation macro-économique du pays est en réalité très mauvaise et ne demande qu'à devenir catastrophique: hormis les secteurs de l'agro-industrie, des mines et du pétrole, l'activité économique ne redécolle pas vraiment et les PME continuent à licencier. La remontée tant vantée du PIB ne compense pas la chute observée l'an passé. L'inflation mesurée autour de 2% par mois est sous-estimée car elle sous-pondère les services, qui augmentent beaucoup plus vite que le reste: l'inflation réelle est de l'ordre de 3 à 4% par mois.
Le surplus fiscal proclamé par Milei et son ministre des finances Caputo est le résultat de ce qu'il est convenu d'appeler "comptabilité créative": il s'obtenait en reportant ou sous-évaluant les encours de dettes, mais même ce trophée brandi par Milei à tout propos est en train de vaciller.
De plus, comme l'a rappelé il y a deux jours CFK dans un message vengeur sur les réseaux sociaux, le gouvernement Milei, pour maintenir le cours du dollar artificiellement bas, a claqué en deux mois plus de 44% des 12 milliards d'argent frais accordés par le FMI (lequel insiste à son habitude pour le retour à la libre circulation des capitaux qui avait été fatale au gouvernement Macri).
C'est dans ce contexte que JP Morgan vient de siffler la fin de la récréation: après avoir maintenu récemment l'Argentine dans la catégorie "standalone" d'investissement (aux côtés du Zimbabwe et de quelques autres) c'est-à-dire "risque maximal" en bon français, la banque étatsunienne vient dans une note aux investisseurs de recommander de sortir du "carry trade", c'est-à-dire "la bicicleta financiera" qui à coups de va-et-vient entre pesos et dollars a permis aux spéculateurs financiers d'engranger de juteux bénéfices sans grands efforts.
JP Morgan explique que, les élections de mi-mandat approchant, il est urgent d'attendre et de laisser la bicyclette financière de côté.
Or l'interruption de ce flux de dollars spéculatifs externes, couplé à la fin de la liquidation de la récolte de soja et à la flambée de dépenses touristiques à l'extérieur pendant les vacances d'hiver (qui commencent le 9 juillet), vont faire des mois de juillet et août une période critique pour la politique financière de Milei et Caputo.
On voit se remettre en place le scénario qui avait mené à l'effondrement du gouvernement Macri en 2018: faute de dollars et du fait à la fois de l'asphyxie de la demande intérieure et de la perte de compétitivité extérieure, une dévaluation synonyme de relance de l'inflation deviendra rapidement inévitable.
Milei et Caputo font feu de tout bois pour reporter cette dévaluation au lendemain des élections d'octobre mais il n'est pas certain qu'ils y parviennent.
Dans cette situation métastable, le gouvernement peut encore compter sur la pusillanimité, les divisions et les hésitations des péronistes (qui n'est pas sans rappeler celle des Démocrates face à Trump) et sur l'inertie des bureaucrates syndicaux qui ont de bonnes raisons de ne pas attaquer trop frontalement un gouvernement qui a déjà plusieurs fois menacé de mettre son nez dans leur gestion opaque des mutuelles ouvrières.