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Billet de blog 1 septembre 2024

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Anna Barkova, poétesse du Goulag

Bien que d'origine modeste, Anna Barkova (1901-1976) put faire des études secondaires dans le collège où son père était concierge. Elle s'enthousiasma pour la révolution d'Octobre et dès ses dix-huit ans elle rejoignit un cercle de jeunes écrivains prolétariens et commença à écrire des poèmes.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Bien que d'origine modeste, Anna Barkova (1901-1976) put faire des études secondaires dans le collège où son père était concierge. Elle s'enthousiasma pour la révolution d'Octobre et dès ses dix-huit ans elle rejoignit un cercle de jeunes écrivains prolétariens et commença à écrire des poèmes. Remarquée par Voronskii, recrutée par le commissaire à la culture Lounatcharskii qui préfaça le seul recueil de poèmes qu'elle publia de son vivant, et soutenue par la sœur de Lénine qui lui obtint un poste à la Pravda, elle subit quelques années plus tard, comme beaucoup d'autres jeunes révolutionnaires, la brutalité du régime stalinien, d'autant plus qu'elle n'avait pas sa langue dans sa poche pour dénoncer la trahison des idéaux socialistes (elle fut arrêtée après l'assassinat de Kirov parce qu'elle aurait dit: "On n'a pas tué celui qu'il aurait fallu"). Aussi pleuvaient sur elle les habituelles accusations de mysticisme, d'esthétisme, d'individualisme et de "trahison de l'idéologie prolétarienne".

Lors des premières attaques contre ses écrits, Pasternak fut le seul à prendre sa défense. Elle sera condamnée à trois reprises pour "propagande antisoviétique": en 1935, en 1948 et encore une fois en 1958, (ce qui relativise l'image exagérément optimiste du "Dégel" post-stalinien qui continue d'être entretenue dans certains secteurs de la Gauche européenne) et elle aura ainsi passé l'essentiel de sa vie d'adulte dans les camps du Goulag et les zones de relégation. Elle ne sera libérée définitivement et autorisée à revenir à Moscou qu'en 1965, puis enfin réhabilitée en 1967.

Sa poésie, publiée en Russie seulement après la fin de l'URSS, est encore peu connue en France, malgré la biographie qui lui a été consacrée en 2010 par Catherine Brémeau: Anna Barkova, une voix surgie des glaces.

Voici un de ses poèmes écrit lors de sa déportation au Goulag en Asie Centrale.

В бараке

Я не сплю. Заревели бураны
С неизвестной забытой поры,
А цветные шатры Тамерлана
Там, в степях...
И костры, костры.

Возвратиться б монгольской царицей
В глубину пролетевших веков.
Привязала б к хвосту кобылицы
Я любимых своих и врагов.

Поразила бы местью дикарской
Я тебя, завоеванный мир,
Побежденным в шатре своем царском
Я устроила б варварский пир.

А потом бы в одном из сражений,
Из неслыханных оргийных сеч
В неизбежный момент пораженья
Я упала б на собственный меч.

Что, скажите, мне в этом толку,
Что я женщина и поэт?
Я взираю тоскующим волком
В глубину пролетевших лет.

И сгораю от жадности странной
И от странной, от дикой тоски.
А шатры и костры Тамерлана
От меня далеки, далеки.

Ma traduction:

Dans le baraquement
Je ne dors pas. Les blizzards rugissaient
Depuis une époque inconnue, oubliée,
Et de Tamerlan les tentes colorées
étaient là-bas, dans les steppes...
Et des bûchers, des bûchers.

Je voudrais revenir en reine mongole,
Au plus profond des siècles enfuis,
J'attacherais à la queue d'une jument
Mes favoris et mes ennemis.

D'une vengeance sauvage,
Je te frapperais, monde conquis
Sous ma tente royale les vaincus,
Par un festin barbare seraient accueillis.

Et puis dans l'une des batailles,
Des orgiaques batailles impensées,
Au moment inévitable de la défaite,
Je tomberais sur ma propre épée.

Dites-moi à quoi cela me sert
D'être une femme qui fait des poésies ?
Comme un loup triste je regarde
Dans les profondeurs des années enfuies.

Et je suis consumée d'une étrange avidité,
Et d'un étrange et sauvage chagrin,
Et les tentes et les bûchers de Tamerlan.
De moi sont loin, bien loin.

Notes sur le texte et la traduction:

Ce poème est daté de 1935 à Karaganda, au centre du Kazakhstan, où se trouvait le plus grand ensemble de camps du Goulag (appelé "Karlag") s'étendant sur des milliers de kilomètres carrés, d'où les allusions aux steppes de l'Asie Centrale conquises par Tamerlan. Il montre combien écrire de la poésie constituait une revanche intellectuelle et un moyen psychologique de survie pour les victimes de ces déportations.

Dans ce poème en vers de 9 ou 10 syllabes, seuls les vers pairs riment entre eux. J'ai introduit quelques distorsions pour créer les rimes correspondantes en français.

Dans le baraquement: ce mot, qui peut désigner aussi un casernement, renvoie aux conditions de logement des déportés dans les camps du Goulag.
Au plus profond: le texte dit: "dans la profondeur".
impensées: le texte dit: 'inouïes', 'sans précédent'.
qui fait de la poésie: le texte dit "et [un] poète".

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