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retraité de l'ingénierie informatique et aéronautique et de l'enseignement dit supérieur (anglais de spécialité), écrivain et esprit curieux

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Billet de blog 2 avril 2025

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Pouchkine, une figure ambigüe

Pouchkine est l'équivalent dans la culture russe de Victor Hugo chez nous, de Goethe en Allemagne ou de Manzoni en Italie: une figure romantique qui fut à la fois un chantre du sentiment national et un défenseur de l'universalisme humaniste.

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 Comme Goethe sous la protection du prince de Weimar, et comme Hugo sous la royauté, Pouchkine fut un poète à qui son talent tôt reconnu valut une faveur précoce de la part des autorités malgré de fréquentes disputes esthétiques ou idéologiques avec les plus conservateurs de leurs contemporains. Mais ses liens d'amitié avec les décabristes (dont il avait failli rejoindre la tentative de coup d'Etat) et ses opinions libérales, en particulier l’expression de son hostilité au servage, lui valurent plusieurs périodes de disgrâce qu'il passa loin de Saint-Pétersbourg et il subissait une surveillance étroite de sa production, au point que le tsar lui fit l'inconfortable honneur de s'auto-désigner son « censeur personnel » tout en le chargeant d'être l'historiographe de son règne (on peut penser à Racine devenu historioraphe de Louis XIV). Pouchkine fit bon usage de l'accès exceptionnel aux archives impériales dont il bénéficia: sa description du personnage et des faits et gestes de Pougatchiov dans La Fille du capitaine lui doit beaucoup. Dans ce roman d'aventure visant à imiter ceux de Walter Scott alors très populaires en Russie, Pouchkine mit en relief une de ces explosions de violence qui secouaient de temps à autre la Russie des tsars lorsque les moujiks ne supportaient plus la cruauté et l'injustice des maîtres. Mais loin d'exalter ces mobilisations populaires et d'idéaliser les paysans russes comme le feront plus tard les narodniki. Pouchkine se défiait de cette violence latente et de son anomie chaotique ne débouchant sur aucun progrès pour les conditions de vie des masses qui subissaient une sanglante répression. Comme Goethe et Hugo, il fut un humaniste libéral plutôt qu'un révolutionnaire au sens moderne, mais cela suffisait à susciter la méfiance des défenseurs les plus acharnés de l’ordre établi. Il fut par ailleurs, comme d'autres de ses contemporains comme lui issus de la noblesse des armes, un contributeur à la construction du roman national russe inspiré de la victoire remportée sur Napoléon en 1812.

Pour autant, et c'est une autre facette de son ambigüité, il était pétri de culture française (dans son milieu, on ne parlait russe qu'avec les domestiques) et la figure de Napoléon devint pour lui un héros romantique plus grand que nature, comme elle le fut aussi pour Tiouttchev, Byron ou Shelley.

Les grandes figures à la fois expansionnistes et modernisatrices de l'Empire russe que furent Pierre le Grand (« le cavalier d'airain ») et Catherine II figuraient également dans son panthéon poétique et c'est cet aspect de son oeuvre qui suscite aujourd'hui son rejet par les Ukrainiens devenus partisans à son égard d’une politique d’effacement pur et simple, comme Trump à propos du changement climatique, Milei au sujet des crimes de la dictature ou la jeunesse « woke » vis-à-vis des esclavagistes et colonialistes du passé.

Mais ce faisant, les Ukrainiens oublient que Pouchkine continua de représenter une flamme humaniste tout au long de l'histoire obscure et sanglante de la Russie. La résistance intellectuelle au léninisme et au stalinisme d'Akhmatova et d'autres auteurs de moindre renom se nourrissait des vers de Pouchkine, ce grand poète national-populaire que la pointilleuse censure bolchévique ne pouvait effacer des mémoires.

Le dévoiement du patriotisme en nationalisme grotesque est de tous les pays et de tous les temps, et les Ukrainiens qui veulent aujourd'hui invisibiliser Pouchkine devraient méditer ce que répondait Ravel en 1914 aux patriotards initiateurs d'une pétition visant à interdire l'exécution de la musique allemande contemporaine : « je ne crois pas que pour la « sauvegarde de notre patrimoine artistique national » il faille « interdire d’exécuter publiquement en France des œuvres allemandes et autrichiennes contemporaines, non tombées dans le domaine public »

Et il ajoutait un peu plus loin : « il m’importe peu que M. Schoenberg, par exemple, soit de nationalité autrichienne. Il n’en est pas moins un musicien de haute valeur, dont les recherches pleines d’intérêt ont eu une influence heureuse sur certains compositeurs alliés, et jusque chez nous. Bien plus, je suis ravi que MM. Bartòk Kodály et leurs disciples soient hongrois, et le manifestent dans leurs œuvres avec tant de saveur. En Allemagne, à part M. Richard Strauss nous ne voyons guère que des compositeurs de second ordre, dont il serait facile de trouver l’équivalent sans franchir nos frontières. Mais il est possible que bientôt de jeunes artistes s’y révèlent, qu’il serait intéressant de connaître ici. D’autre part je ne crois pas qu’il soit nécessaire de faire prédominer en France et de propager à l’étranger toute musique française, quelle qu’en soit la valeur. »

Disant cela, Ravel faisait preuve de plus d’ouverture d’esprit et de hauteur de vue que Schoenberg, probablement jaloux du succès public de Ravel et Debussy, qui proclamait la même année : « Voici l’heure des comptes ! Nous allons pouvoir réduire ces médiocres « kitschistes » (mediokren Kitschisten) en esclavage ! Ils devront apprendre à révérer le dieu allemand ! »

Pour illustrer comment la figure de Pouchkine put servir de point de ralliement intellectuel aux heures les plus sombres du stalinisme, j'ai choisi un poème du peu connu Piotr Oréchine, dont voici d'abord une biographie sommaire:

Piotr Oréchine (1887-1938) naquit dans une famille pauvre de la région de Saratov, au milieu de la steppe bordant la Volga. Il ne put effectuer qu'un cursus scolaire limité faute de moyens. En 1911, il commença à publier dans un magazine local puis partit pour Saint-Pétersbourg en 1913 où il put s'exprimer dans des journaux de la capitale. Engagé dans l'armée en 1914, il fut décoré deux fois pour sa bravoure. En 1918, il publia deux recueils de poèmes dans lesquels il développa sa propre vision de la poésie paysanne et il créa la section des poètes-paysans au sein du Proletkoult.

Dans les années 1920, il travailla pour la propagande révolutionnaire et pour différentes maisons d'édition de Moscou et de Saratov et écrivit beaucoup. Il prépara un recueil de poèmes de divers auteurs dont ont lui demanda de retirer les auteurs anti-bolcheviques qui avaient émigré au moment de la révolution (comme Bounine ou Balmonte), mais malgré cet élagage, le recueil ne fut jamais publié.

Son insistance à célébrer la Russie rurale et le monde paysan dans sa poésie et sa prose va le marginaliser et faire de lui une victime des purges staliniennes. Arrêté en octobre 1937, il fut condamné en mars de l'année suivante et immédiatement fusillé. Il sera réhabilité en 1956.

Ce poète à la fois lyrique et discrètement politique est resté ignoré des anthologies françaises.

У памятника Пушкина

Читано на Тверском бульваре в 125-летие со дня рождения

Кудрявая весна в опале,

Глухая осень стонет у ворот.

Пришла пора, и петь мы перестали,

А Пушкин все заливистей поет.

Ах, гусляры и песенники тоже,

Угнаться ль нам, угнаться ль нам за ним?

Ведь знаем все: диковинный прохожий

Останется вовеки молодым.

А мы давно морщинами изрыты,

Едва-едва соображает мысль.

Сегодня мы, пропащие бандиты,

На праздник твой торжественно сошлись!

Легко тебе, любимцу праздной неги,

Веселой лирой просиять в веках.

А мы — мы думаем сегодня о ночлеге,

А завтра плачем в скверных кабаках.

И материмся, что живем без смысла.

Да разве нам поможет наша брань,

Когда над каждой головой повисла

И замутнела злая глухомань!

Auprès de la statue de Pouchkine

Lu sur le boulevard de Tver au 125e anniversaire de sa naissance

Le printemps aux cheveux bouclés est en disgrâce,

L'automne dur d'oreille gémit devant la porte.

Le temps est venu, le goût de chanter nous passe,

Mais la chanson de Pouchkine est toujours plus forte.

Oh, les joueurs de cithare et aussi les chanteurs,

Nous mène-t-il ? Derrière lui nous mène-t-il ?

Car nous savons tous que cet étrange marcheur

Va éternellement demeurer juvénile.

Mais nous depuis longtemps de rides parcourus,

À peine une pensée nourrit la réflexion,

Aujourd'hui, nous qui sommes des bandits perdus,

Nous sommes réunis pour ta célébration !

Toi, favori d'oisif délice, il t'est facile

De briller dans les siècles par la lyre joyeuse.

Mais nous - nous pensons pour la nuit à nos asiles,

Et demain pleurerons aux tavernes pouilleuses.

Et nous jurons, car notre vie n'a pas de sens.

En quoi seront nos jurons une aide pour nous ?

Quand au-dessus de chaque tête est en suspens

Un méchant trou perdu qui est devenu flou.

Notes sur le texte et la traduction:

Ce poème date de 1924, et sa lecture à Moscou à la date anniversaire de la naissance de Pouchkine a donc eu lieu le 6 juin (dans notre calendrier). Le boulevard de Tver débouche sur la place Pouchkine où se trouve une statue du grand poète national russe devenu à l'époque le symbole d'une résistance intellectuelle à mots couverts que le régime ne pouvait pas censurer ou réprimer franchement. Le poème est à rimes croisées et la longueur de ses vers varie de 9 à 11 syllabes.

La traduction est en alexandrins avec le même schéma de rimes, moyennant quelques adaptations décrites ci-après.

le goût de chanter nous passe: le texte dit "nous avons arrêté de chanter".

la chanson de Pouchkine: le texte dit "Pouchkine chante".

les joueurs de cithare: cet instrument traditionnel russe et ukrainien dérivé de la cithare grecque s'appelle "gousli" d'où le nom гусляр (gousliar) pour le musicien. Il existe un instrument similaire en France: l'épinette des Vosges.

les chanteurs: песенники peut désigner des compositeurs-interprètes ou des recueils de chansons; il s'agit ici d'interprètes de chansons populaires déjà connues de leur public.

de rides parcourus: littéralement "labourés par les rides",

à peine: l'adverbe est redoublé dans le texte russe.

nourrit la réflexion: le sens littéral est: "/pense/réfléchit/ la pensée". Il y a en russe des expressions pléonastiques qui sont comme un écho du grec ancien ("nikaïa nikein": "vaincre victoire".)

nous pensons pour la nuit à nos asiles: le texte dit "nous pensons aujourd'hui à nos asiles de nuit". L'allusion aux difficultés du logement à Moscou est claire.

pouilleuses: le texte dit "mauvaises" au sens de "défectueuses".

notre vie n'a pas de sens: le texte dit "nous vivons sans sens".

trou perdu: Ces deux derniers vers expriment la nostalgie des "trous perdus" de la campagne russe qui continuaient de hanter l'auteur et les autres poètes-paysans honorant Pouchkine ce jour-là.

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