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Michel DELARCHE

retraité de l'ingénierie informatique et aéronautique et de l'enseignement dit supérieur (anglais de spécialité), écrivain et esprit curieux

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Billet de blog 7 janvier 2023

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Christiane Schuler dans la Résistance vosgienne

Christiane Delarche née Schuler (1922-2023) avait eu cent ans en juillet dernier et elle vient de mourir. Ma mère avait eu 18 ans en 1940 et elle a rédigé ses souvenirs de l'époque à la fin des années 1980. En voici quelques extraits.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Christiane Delarche née Schuler (1922-2023) avait eu cent ans en juillet dernier et elle vient de mourir. Ma mère avait eu 18 ans en 1940 et elle a rédigé ses souvenirs de l'époque à la fin des années 1980 et au début des années 1990. J'ai effectué il y a quelques années la saisie sur mon ordinateur des trois gros cahiers qu'elle avait remplis de sa très lisible écriture d'institutrice en retraite et que j'avais récupérés lors de son départ en EHPAD il y a cinq ans. En voici quelques extraits assortis de mes commentaires explicatifs en italiques.

L'Appel du 18 juin 1940:

Face à la rapidité de l'avance allemande, mes grands-parents avaient décidé de mettre leurs filles à l'abri à Toulon chez une de leurs tantes, mais leur train fut stoppé du côté de Besançon par les bombardements des Stukas et elles rentrèrent à Épinal par les moyens du bord, partie sur des chariots de paysans et partie à pied. Lors d'une halte dans le village de Miserey (Doubs), elles entendirent le fameux appel du Général de Gaulle. Ma mère nous racontait que, contrairement à ce que prétendent beaucoup d'historiens, nombre de Français commençaient déjà à écouter la BBC et que le bouche à oreille faisait le reste. Cet appel trouva un écho immédiat dans la jeunesse patriote.

Le lendemain lundi 17 juin, la radio par la voix chevrotante de Pétain annonce l’armistice. Paris a capitulé, l’armée est en déroute et sur la ligne Maginot les nôtres continuent à lutter. Nos hôtes sont inquiets pour leur fils. Les Allemands ont regroupé dans les champs au-dessus de Miserey tous les soldats qui étaient dans les trains ou sur la route et les emmèneront dans les camps de prisonniers, plus tard. Beaucoup en profitent pour disparaître dans la nature, trouver des habits civils et essayer de rentrer chez eux.

Le mardi 18 juin, le maire demande à tous les gens qui sont là de passer se faire inscrire à la mairie pour dire d’où ils viennent ; c’est le commandant allemand qui veut organiser le retour des gens chez eux, car le village a trop de problèmes pour nourrir tout le monde. Il étudie une carte de la région et des itinéraires ; nous serons les premiers à repartir, ceux d’Épinal et de Mirecourt. C’est Monsieur Didierlaurent qui dirigera notre groupe et détiendra les papiers officiels et le commandant Kocher, un officier retraité, qui mènera le groupe de Mirecourt.

Nous partirons demain mercredi ; on nous fera prévenir. Comme nous avons renoncé à partir vers le sud, nous ne demandons qu’à rentrer chez nous à présent le plus vite possible.

Chez les Bouteiller on prend la radio et on écoute ce qu’on peut capter ; et en promenant son aiguille sur le cadran, Monsieur Bouteiller tombe sur la BBC ; il pense que l’anglais ne lui dit rien quand soudain il entend parler français ; la voix semble lointaine et répète bien en français : »Ici Londres, ici Londres ». Nous nous rapprochons tous pour écouter et une voix ferme, bien timbrée, retentit, c’est celle du Général De Gaulle qui invite à continuer la lutte. Je crois que dès cet instant je suis devenue gaulliste car cette voix qui nous donnait de l’espoir était à l’opposé de la voix de la veille. Nous connaissions tous le Colonel De Gaulle qui commandait le régiment de chars de Metz dans lequel mon cousin Georges avait fait son service et qui réclamait des chars et voulait qu’on prolonge la ligne Maginot jusqu’à la Mer du Nord.

Le lendemain matin, nous descendons au train voir les Nancéiens et nous leur racontons l’appel de De Gaulle et notre proche départ.

L’après-midi vers 15 heures nous sommes rassemblés sur la place du village. 10 chariots attelés de chevaux sont là qui nous attendent. Le commandant allemand et le maire donnent à chacun des chefs de groupe une grosse enveloppe contenant tous les papiers nécessaires à notre retour jusqu’à Épinal ou Mirecourt. Il y a des ausweis pour les autorités allemandes et des ordres de réquisition pour les maires qui devront réquisitionner les chariots nécessaires avec chevaux et conducteurs.

Le retour est prévu en 5 étapes pour nous, avec changement de chariots tous les 15 km environ. Le premier jour du 19 juin nous ne ferons que 15 km car nous partons vers 16h après avoir chargé au mieux tous les bagages au milieu des chariots et nous y être installés tant bien que mal.

Nous sommes sûrement plus près des chars des Rois Fainéants que des diligences du 19ème siècle.

Premiers actes de résistance lycéenne à Épinal:

Dès fin 1940 début 1941, l'esprit de résistance se manifesta, avec déjà le risque d'être dénoncé par les "collabos".

L’occupant a donné ordre au gouvernement de Vichy de ramasser toutes les pièces de monnaie en nickel, les pièces trouées de 5, 10 et 25 centimes. Il y en a beaucoup en circulation et ce métal représenterait un appoint en métal important pour les Allemands. Or un tract circule dont Papa a vu un exemplaire et qui demande de garder ces pièces en précisant que si chacun garde seulement une vingtaine de pièces, ce sera un tonnage assez important que les Allemands n’auront pas.

Le jeudi, je tape à la machine ce tract en une trentaine d’exemplaires que je donnerai le lendemain aux camarades dont je suis sûre afin qu’ils le fassent circuler. Nous sommes en cours de philo quand Mr Baudin, le censeur qui a été nommé proviseur à la suite de la fuite de Papon en juin, arrive un peu pâle dans la classe. Les Allemands viennent procéder à une fouille des élèves et de leurs sacs. Les garçons doivent rester là et les filles doivent descendre dans une salle du rez-de-chaussée où elles seront fouillées par des femmes. Je suis un peu inquiète car j’ai les tracts dans la poche de ma blouse ; je pensais les donner entre deux cours et à la sortie. Si c’est ça qu’ils cherchent mon compte sera bon. Pendant que nous traversons la salle vide à côté de la nôtre, j’introduis les feuilles dans mon soutien-gorge et puis je suis les autres ; à la grâce de Dieu !

Nous nous trouvons avec quatre femmes en uniforme, des « souris grises » comme on les appelle ici que les Allemands ont placées un peu partout, dans les centraux téléphoniques, à la Préfecture, et qui travaillent en liaison avec la Feldgendarmerie et la Gestapo. Elles explorent nos sacs et fouillent nos poches. Heureusement, elles ont seulement l’ordre de vérifier si nous y avions de la craie, car il y a des inscriptions sur les murs de la ville qui ne sont pas du goût de l’occupant mais nous ne l’avons su qu’après. Deux de nos camarades garçons avaient de la craie dans leur poche de blouse et en attendant la fouille, Guy a avalé bravement deux morceaux de craie tandis que Bob reposait les siens sur le bord d’un tableau. En ce qui nous concerne, les policiers repartent bredouilles et nous apercevons dans la cour un inspecteur des RG qui les attend. Nous comprenons d’où vient le coup car le fils de cet inspecteur est dans notre classe. Nous nous étions dès la rentrée méfiés de lui, en raison des fonctions de son père, et plus que jamais nous l’éviterons. Il semble toujours à l’affût de nos paroles et de nos gestes et bien sûr je ne lui aurais jamais confié un tract, et ce n’est pas ceux d’aujourd’hui qu’il verra car je les distribuerai très discrètement l’après-midi.

Je ne me suis jamais trompée sur les filles et les garçons à qui je pouvais faire confiance et nous n’avons eu aucun problème entre nous pendant toute l’année scolaire. Guy nous avouera qu’il n’a jamais eu aussi soif que ce jour-là.

La constitution des premiers réseaux de Résistance:

Comme toujours pour les mouvements clandestins, le recrutement se faisait de proche en proche sur la base d'affinités personnelles, ce qui posait de gros problèmes de cloisonnement; à l'été 1941, l'Organisation Civile et Militaire (OCM) commença à se constituer dans les Vosges. Le pasteur Valet mentionné ici fut arrêté, torturé et fusillé à Épinal en 1944 avec plusieurs de ses camarades.

Maintenant les vacances arrivent. Notre ami le pasteur Valet vient assez souvent à Épinal ; de temps en temps, il nous rend visite et nous comprenons que se crée un réseau important de résistants dont il est l’un des chefs.

Un jour que je passe rue d’Alsace, je tombe presque dans ses pieds au moment où il sort de la maison de Gaby Méline avec Georges Vautrin qui est de mon quartier et dont le frère est mon conscrit. Ils font marcher la serrurerie de leur père tué par un obus allemand en juin 1940. Georges a une femme charmante et très intelligente et un petit garçon ; Laure que je connais bien et que j’appelle Lolette me demande discrètement en septembre 1941 si je veux me joindre à leur groupe, mais ne sachant pas encore ce que je vais faire puisque j’ai demandé un poste d’institutrice pour la rentrée, je lui dis que ce n’est pas possible ; elle sait par Georges que je l’ai rencontré avec Ruben Valet qui m’aime bien et a confiance en moi. Tout ce que je peux lui offrir est de leur rendre service en cas de nécessité, ce que j’aurai l’occasion de faire à plusieurs reprises ; mais c’est sans doute à cette non-appartenance au groupe O.C.M. que j’ai dû d’avoir la vie sauve tout en les aidant de mon mieux.

Guider des prisonniers évadés à travers la campagne vosgienne:

Une fois son bac obtenu, ma mère, qui envisageait avant la guerre de poursuivre des études de langues à l'université de Nancy pour devenir professeur (passionnée par les langues, elle parlait couramment l'anglais et l'allemand), a dû renoncer à cette ambition et elle obtint un poste d'institutrice pour remplacer des instituteurs prisonniers en Allemagne. Cela lui permit, au village de Moyemont, de devenir, avec un de ses collègues instituteurs titulaires, un des maillons d'une filière menant des évadés vers la ligne de démarcation et la frontière suisse via les premiers maquis en cours de création. L'organisation de ces filières était une spécialité du réseau Libération-Nord.

La fin du mois de janvier est glaciale ; le thermomètre marque entre -15 et -20 et la neige qui s’est entassée depuis novembre recouvre la nature et les rues. Michel Baudoin s’est enrhumé et tousse beaucoup ; il continue la classe mais nous avons décidé d’arrêter deux semaines nos répétitions. Le 5 février vers 7h du soir Zabou vient chez Juliette et me demande si je veux venir le soir chez elle pour passer la soirée et tricoter. Bien sûr, j’accepte. Je prends la clé pour ne pas déranger Juliette à mon retour et vers 8h1/2 je vais à l’école. Nous allons effectivement tricoter un peu mais une surprise m’attend.

Il y a là un grand diable de Russe qui est arrivé à la nuit chez Michel amené par le mari de la collègue de Saint-Maurice-sur-Mortagne qui est garde forestier. J’apprends ainsi que depuis quelques mois, Michel reçoit des prisonniers évadés du camp de Jœuf et les conduit la nuit jusqu’à l’ancienne gare de Moyemont, à près de 3 km, à l’entrée de la forêt, où il les remet à Monsieur Colin dont j’ai les petits à l’école. De là, de proche en proche, ils seront acheminés vers les centres qui sont en fait les premiers maquis.

Or ce soir Michel, étant trop souffrant pour sortir par un tel froid et connaissant mes opinions, a compté sur moi pour aller avec Zabou accompagner le Russe, car Zabou craignait de faire la route toute seule. Nous partons donc vers 11h1/4. Nous avons pris nos sacs avec nos ouvrages de tricot. Il est convenu que si nous rencontrons des indésirables sur le chemin du retour, nous expliquerons que nous revenons de chez la cousine de Zabou, où nous avons passé la soirée à tricoter. Le plus difficile est d’arriver à la gare ; si nous entendons des bruits de moteur, nous devrons nous cacher entre les maisons, car seuls les boches ont de l’essence et sont susceptibles de se promener en voiture, camion, et, pour les Feldgendarmes, en moto.

Je ne pouvais pas refuser ce service à Michel et à Zabou et nous partons donc dans la nuit ; la lune cachée par les nuages et la neige donnent une certaine clarté et je crois que nous claquons un peu des dents par moments, autant de frousse (il faut bien l’avouer) que de froid.

Nous évitons de parler et gagnons la sortie du village sur la route de la gare. Là, il n’y a plus de maisons sur plus de 2 km ; la route est bordée de fossés et de haies et si une voiture arrivait, nous devrions nous aplatir dans la neige derrière les haies. Heureusement dans ce calme les bruits de moteur s’entendent de très loin. Nous arrivons sans encombre à l’ancienne gare où l’on fabrique du charbon de bois pour alimenter les gazogènes.

Nous frappons les 4 coups convenus et abandonnons notre Russe qui pour nous remercier veut nous embrasser toutes les deux. Monsieur et Madame Colin sont un peu surpris de me voir avec Zabou, puis nous repartons le plus vite possible. Quand nous retrouvons le village, nous sommes soulagées et Zabou me dit que toute seule elle aurait eu encore plus peur. Comme il est très tard, je rentre directement chez Juliette. Je retrouve ma chambre bien chaude avec un « moine » qui m’a chauffé le lit, et j’apprécie, car je suis gelée. Le lendemain matin, Juliette me dit qu’elle ne m’a pas entendue rentrer et je lui dis que je suis rentrée tard mais je ne lui raconte pas notre expédition nocturne. J’aurai d’ailleurs l’occasion de renouveler des promenades de ce genre, soit avec Zabou, soit avec Michel et Zabou quand il y aura plusieurs évadés à conduire et que nous formerons plusieurs groupes à quelque distance l’un de l’autre pour revenir ensemble au retour. D’ailleurs l’habitude nous fera trouver ces sorties moins difficiles malgré la prudence indispensable.

Convoyer des fausses cartes ou de l'explosif:

Parmi les services rendus à la Résistance en 1943-44, ma mère joua plusieurs fois le rôle de transporteur en usant d'une tactique demandant des nerfs solides. Son frère Jean-Jacques qui habitait Neufchâteau travaillait au contrôle économique et bénéficiait d'un permis de circulation ce qui lui permettait d'alimenter en armes et en renseignements le maquis de Circourt (dont fut membre le fameux "terroriste noir" Adi Bâ).

Les explosifs que ma mère convoya à plusieurs reprises d'Épinal à Nancy servaient aux sabotages des voies ferrées ou des écluses du Canal de l'Est. En lisant ces passages, on ne peut que déplorer l'amateurisme de ces courageuses résistantes qui se rencontraient physiquement à plusieurs reprises au lieu d'organiser une coupure du type "boîte à lettres morte".

Jean-Jacques et Madeleine viennent passer deux jours avec la petite Jacqueline. Le frère de Madeleine, un de ses cousins et deux de leurs amis ainsi qu’un jeune de Neufchâteau voudraient échapper au S.T.O. et se cacher à la campagne, mais ils ont besoin d’une carte d’identité avec une autre date de naissance et un autre nom. Je pense que je vais pouvoir leur procurer ces papiers. Je vais faire un tour en ville et vers la gare aux alentours de cinq heures, départ d’un autorail pour Saint-Dié, je rencontre le pasteur Valet et lui soumets le problème ; pour lui, c’est très facile, il suffit que je lui apporte les photos des jeunes gens et leur signalement et il m’arrangera cela. J’explique à Jean-Jacques ce qu’il doit m’apporter et la semaine suivante il vient à Epinal avec tous les papiers. Je téléphone à Saint-Dié et le lendemain matin je pars au premier autorail. Je vais tout de suite à la rue de la Bolle. Je passe dans la salle d’attente où attendent quelques clients d’Emma et la bonne m’emmène à la salle à manger.

Le pasteur Valet m’attend et dans une petite pièce aménagée derrière la bibliothèque du Dr Stoeber, je trouve deux messieurs, l’un que je connais, le dentiste Jean Guoguel, et un autre qui m’est présenté sous le nom de Capitaine 13. Je donne les papiers et avec des vraies cartes qu’une complicité à la préfecture a permis d’obtenir et des cachets parfaits on me prépare 5 belles fausses cartes.

Le pasteur Valet m’explique que pour qu’il n’y ait aucun contrôle, il faut faire naître les gens dans les villes dont toutes les archives ont disparu. Je suis bien placée pour connaître la question puisque depuis la guerre de 14-18 mon père ne pouvait plus avoir de bulletins de naissance, la mairie d’Igney-Avricourt où il était né ayant brûlé avec tous les livres de l’État-Civil et le double des livres détenus par la Justice de Paix à Lunéville ayant également disparu dans l’incendie de l’Hôtel de Ville. Or, en 1940, c’est à Toul que toutes les archives ont été détruites à la mairie et au tribunal ce qui permet de donner des dates de naissance à Toul qui ne peuvent être vérifiées. Le pasteur Valet me dit en plaisantant qu’après la guerre il se fera élire maire de Toul, qu’on lui devra cela pour tous les gens qu’il y fait naître. Emma vient me dire bonjour entre deux clients et insiste pour que je mange avec eux à midi, je pourrai reprendre un autorail vers 14h15. Monsieur Capitaine 13 déjeune avec nous ; nous discutons beaucoup et parlons bien sûr des évènements. Le débarquement allié en Sicile a réussi et les replis allemands se confirment sur tous les fronts. Leurs défaites les rendent plus hargneux dans tous les pays occupés.

Je dis à Ruben Valet que depuis près de 4 mois je n’ai plus de nouvelles de Pierre et que cela m’inquiète très fort. Il me dit que s’il a quitté la France ou s’il est parti au maquis, c’est normal qu’il ne puisse pas écrire.

À 17 heures, je suis de retour à la maison avec les précieuses cartes et demain matin je partirai pour Neufchâteau les remettre à mon frère. Lorsque je monte dans le train, je m’installe dans un compartiment vide, j’ai juste un sac de voyage avec quelques affaires pour passer quelques jours. Entre le carton et le fond du sac, j’ai glissé l’enveloppe avec les cartes. J’ai aussi mon sac à main avec mes papiers d’identité. Nous sommes tenus en zone interdite de pouvoir présenter partout nos papiers à la demande des occupants. Juste avant le départ du train, un officier allemand entre dans le compartiment et s’installe en face de moi. Avec ma petite taille et ma minceur, j’ai l’air d’une gamine et l’Allemand souriant et calme essaie d’entamer la conversation. En d’autres temps, je n’aurais même pas répondu mais là j’ai un chargement précieux et à son français hésitant me disant bonjour et trouvant le temps très beau, je m’empresse de retrouver mon meilleur allemand pour lui parler dans sa langue. Il est ravi et me demande comment j’ai appris l’allemand, et ce que je fais. Je lui dis que je suis institutrice et que mon allemand est celui qu’on m’a enseigné au lycée pendant sept ans. Il me dit qu’il a trois enfants et que sa fille aînée a vingt ans ; il est bien privé de sa famille, paraît-il, et je fais semblant de compatir alors que j’ai plutôt envie de lui dire que personne n’a demandé à ce qu’il vienne chez nous.

Lorsque nous arrivons à Mirecourt deux Feldgendarmes montent dans le wagon et de compartiment en compartiment demandent les papiers et suivant la tête des gens fouillent des sacs ou des valises. Quand ils arrivent près de moi, comme je suis seule avec l’officier allemand, je présente sagement ma carte d’identité et comme ils regardent mes sacs, l’officier leur dit de ne pas perdre de temps à fouiller que je suis une « Mädchen », c’est-à-dire une fillette très sage et qu’il parle avec moi depuis Épinal. J’ai donc bien fait de cultiver mon allemand et d’être aimable avec lui. Pendant que les Feldgendarmes continuent leur contrôle, en changeant de wagon à chaque arrêt, il m’explique qu’ils font leur service car ils doivent surveiller les « terroristes » qui pourraient être dans le train.

Arrivés à la gare de Neufchâteau, il s’empresse d’ouvrir la portière et m’aide à descendre puis me salue d’un superbe « Heil Hitler » en me souhaitant bon séjour, car je lui ai dit en route que j’allais rendre visite à mon frère.

Devant la gare, je trouve Madeleine qui m’attend avec Jacqueline et je lui raconte mon voyage et mes conversations avec cet officier. Comme Madeleine sait ce que j’apporte, elle rit de bon cœur en disant que j’avais sans doute trouvé la meilleure solution pour ne pas être fouillée.

[...]

Le mercredi 10 novembre, vers 6 heures passées le soir, on sonne à la porte. Maman va ouvrir et trouve le pasteur Valet qui demande si Cricri est là. Maman le fait entrer au salon et m’appelle puis elle retourne à la cuisine. Il vient me demander un service. Il a besoin de trouver une personne extérieure à son groupe pour porter un paquet à Nancy (je saurai plus tard qu’à cette époque il craignait déjà des fuites). Il faut partir demain matin au premier train à 5h1/2 ; arrivée à Nancy je devrai me rendre aux toilettes de la gare où je trouverai une dame blonde en train de se coiffer. Elle me dira simplement : « Il fait bien frais ce matin ». Je devrai lui répondre exactement :« C’est normal puisqu’on est en automne ». Puis je devrai entrer dans un W.C. et déposer le paquet derrière le cabinet ; quand je sortirai, la dame y entrera à son tour et prendra le paquet. C’est très clair et j’accepte. Le pasteur Valet me dit qu’il peut y avoir des risques mais comme j’ai promis de l’aider, j’accepte ce travail. Je ne lui demande pas ce que contient ce paquet de la taille d’une boîte à chaussures d’enfant et qui est assez lourd. Je lui dis qu’il ne se fasse pas de souci et que si je trouve un compartiment où il y a des Allemands, je le choisirai car cela m’a bien réussi pour les cartes d’identité portées à Neufchâteau. Il va saluer mes parents qui ne posent pas de questions et après avoir embrassé tout le monde, il s’en va et sur le pas de la porte il me recommande encore la prudence.

Le soir, je dis à mes parents que je dois me lever très tôt le lendemain pour prendre le premier train pour Nancy où j’ai envie d’aller faire un tour. Ils pensent bien que cette envie subite a un lien avec la visite de ce soir, mais ils ne disent rien. Papa ne nous confie pas non plus toujours ce qu’il fait, ni comment il rapporte les tracts de la Résistance ou certaines nouvelles. Il y a des points sur lesquels le silence est la sécurité.

Le soir, je prépare mon sac à main avec mes papiers d’identité et mon sac en velours à fermeture éclair ; il est assez vieux et moche, mais ça ne fait rien. Je mets dans le fond le paquet emballé dans du papier journal. J’y mets aussi deux mouchoirs, un livre de psychologie qui me donnera l’air d’une étudiante ; j’y ajoute deux pommes.

À 5h1/4 je suis à la gare et je prends un billet aller-retour pour Nancy. Je vois arriver plusieurs soldats allemands, puis des officiers et des sous-officiers. C’est amusant, car la majorité des Français ne monte pas dans les compartiments où il y a des Allemands. Je fais exactement le contraire et choisis un compartiment occupé par un lieutenant et un sous-officier. Ils sont très flattés quand une jeune fille française veut bien voyager en leur compagnie et me saluent poliment. J’enlève mon cache-nez et le pose dans mon sac dont j’ai sorti mon livre et commence à lire. Les deux Allemands me regardent et me demandent dans un français hésitant si je suis étudiante. Je fais comme lors de mon voyage à Neufchâteau, je leur parle en allemand, je leur dis que je travaille comme institutrice et que j’étudie la psychologie. Comme chaque fois que je me donne la peine de parler l’allemand, ils sont ravis. Arrivés à Charmes, je range même mon livre pour mieux bavarder.

Cette fois, j’arrive à Nancy sans contrôle de la Feldgendarmerie et sitôt arrivée à la gare je me rends aux toilettes. J’y trouve une jolie jeune femme blonde et tout se passe comme prévu, sauf que les verrous des portes ne fonctionnent pas. La jeune femme m’offre de rester devant la porte ; je lui rendrai le même service puis après un bref salut, nous partons chacune de notre côté. Mon sac est plus léger à présent et mon cœur aussi. Tout le long du trajet, j’étais quand même un peu crispée. J’entre dans un café ou je bois un café de guerre et où je reste un peu. Puis j’irai faire un tour en ville à l’ouverture des magasins ; je rentre à Épinal pour midi.

[...]

À la fin novembre, le 24, je rencontre sous le pont du chemin de fer le pasteur Valet. Il pensait bien me trouver sur le chemin du retour à la maison. Il me demande si je peux aller à Nancy le lendemain et porter un paquet à la même personne que la fois précédente. Comme nous nous sommes vues, il n’y a pas besoin de mot de passe. Bien sûr, je donne mon accord et il me remet un paquet que je mets dans la sacoche de mon vélo. En arrivant à la maison, je préviens mes parents que je compte aller faire un tour à Nancy le lendemain au premier train. Comme la fois précédente, je choisis un compartiment où se trouvent des Allemands avec lesquels, au bout d’un moment, je me mettrai à parler.

Cette fois, mon flair a été bon, car nous avons droit après Charmes au contrôle de la Feldgendarmerie ; je présente ma carte d’identité et comme je bavarde avec le sous-officier assis près de moi, ils ne s’attardent pas à fouiller mon sac. Une jeune fille à l’air aussi innocent ne pourrait être une « terroriste. » À la gare de Nancy, je trouve la dame blonde. Nous sommes absolument seules dans les toilettes et je lui dis rapidement que j’ai eu un contrôle mais qu’ils n’ont pas ouvert mon sac. Puis j’entre dans un WC où je dépose le paquet ; elle y entre à son tour et cette fois nous nous serrons la main et partons chacune de notre côté.

Après une promenade dans Nancy, je reviens par le premier train et suis à Épinal avant midi. Le surlendemain, je rencontre le pasteur Valet qui me remercie car le paquet est bien arrivé et il pense qu’il va espacer ses séjours à Epinal.

Espionner la Gestapo pour le compte de la Résistance:

Au cours de l'automne 1943, ma mère fut nommée remplaçante à l'école maternelle de la Loge Blanche (un quartier situé dans la partie sud d'Epinal) qui se trouvait en face des locaux occupés par la Gestapo.

Le Maréchal des Logis Chef Paul Joyeux (1913-1999) d’abord membre du réseau Kléber-Uranus était devenu le chef départemental du réseau Mithridate. Il espionnait les activités de l’armée allemande au profit du BCRA de Londres avec l’aide de 44 agents (et le soutien de sa hiérarchie). Ma mère le considérait comme son chef direct au sein de la Résistance à partir de fin 1943.

C’est après cette Toussaint si remarquée que je vais donc prendre mon service dans mon nouveau poste où j’aurai tout le temps de faire connaissance avec mes voisins d’en face.

J’ai dans ma classe une gentille petite fille de 2 ans 1/2 environ qui s’appelle Nicole Joyeux. C’est sa maman qui vient la conduire ; c’est une dame agréable et douce. Certains enfants viennent avec les frères et sœurs plus grands qui sont à l’école primaire du même groupe et les autres sont amenés par des parents ou des grands-parents. J’ai commencé le mercredi 3 et le vendredi 5 la petite Joyeux arrive, non avec sa maman, mais avec son papa qui est en uniforme de gendarme. Quand il me donne la petite et que je rencontre son regard, j’ai l’impression d’avoir déjà vu ces yeux et ce visage, mais je n’arrive pas à situer quand, ni à quel endroit. Il entre dans le couloir et me demande si je suis l’institutrice remplaçante et mon nom. Alors il me dit qu’il m’a déjà vue, sans doute au printemps 1942. Il me demande si je ne suis pas amie avec Paulette Balabouka car il est sûr que c’est chez elle que je suis venue. Il me précise que le jour où j’y étais le pasteur Valet est venu m’embrasser et que Georges Vautrin, après être venu me dire bonjour, lui avait dit que j’étais une amie. Je me souviens en effet du quatrième homme du groupe et je lui dis que je l’avais remarqué mais qu’il était en civil ce jour-là. Je lui explique ma vieille amitié avec le pasteur Valet, je lui dis aussi que je suis amie avec les Balabouka et Lolette Vautrin dont le mari, voisin du quartier, me connaît depuis longtemps. Puis il repart après avoir embrassé sa fille et me serre la main. Les jours suivants, c’est la maman qui vient conduire la petite. Le mardi matin, le gendarme Joyeux revient avec la petite ; nous nous serrons la main et il me demande si je peux lui rendre un service. Si c’est possible, je ne demande pas mieux. Si je vois se produire en face quelque chose qui me paraît intéressant, je peux passer à la gendarmerie et le lui dire. S’il n’y est pas, je pourrai aller voir sa femme qui prendra le message. C’est tout et c’est peu de chose.

Sauver des enfants juifs:

La communauté juive d’Epinal comptait environ 400 personnes en 1940, dont la plupart disparurent en déportation. Au total, plus de 1200 Vosgiens juifs furent assassinés par les nazis.

Mon grand-père Paul-Théophile Schuler faisait partie de la municipalité de Front Populaire dont le maire juif Léon Schwab (1862-1962) puis l'ensemble du conseil municipal avaient été révoqués par le gouvernement Pétain (précédant avec zèle les desiderata des Allemands) et remplacés par de loyaux pétainistes.

J’ai dans ma classe une petite fille brune de 4 ans 1/2 qui s’appelle Annie Thielmann et c’est un brave homme qui la conduit tous les jours. La petite l’appelle grand-père et un jour c’est la fille du monsieur, Mademoiselle Petitgenêt qui amène la petite. Elle me demande si je suis la fille de Mr Schuler le conseiller municipal (je précise l’ex-conseiller puisque Vichy a constitué un conseil à sa dévotion) et comme je lui réponds que c’est exact, elle demande à me parler et je l’emmène dans le bureau.

Elle m’explique qu’elle connaît bien mon père et qu’il connaissait bien ses patrons ; elle travaille depuis longtemps comme secrétaire-comptable à la maison Halbronn. Depuis la 2ème moitié de l’année 1942 et le début de 1943, tous les Israélites qui avaient eu l’imprudence de rester dans les Vosges ont été arrêtés par la Feldgendarmerie et emmenés par les Boches.

J’avais bien essayé, ainsi que beaucoup d’autres, de convaincre ceux que nous connaissions bien de partir vers la zone Sud ; mon amie Huguette Weill et son frère Claude sont partis à temps mais leurs parents et leur petit frère de 11 ans ont été arrêtés.

Huguette Lévy, une de mes bonnes camarades, ne voulait pas croire qu’il était possible que les Allemands arrêtent tant de gens. Quand je lui ai conseillé de partir avec son père, sa tante et sa cousine Fleurette, elle me disait « Nous sommes nombreux, ils ne nous arrêterons pas tous. » Et pourtant, comme d’autres familles, ils sont partis et ne sont jamais revenus.

La maison Halbronn où travaillait Mlle Petitgenêt est un vieux commerce spinalien, quincaillerie, outillage en gros et au détail. Les parents, leurs deux fils, leurs femmes, leurs enfants, ne croyaient pas non plus à des arrestations massives et avaient trop tardé à se décider, et pour eux aussi c’était un jour la visite des Feldgendarmes et le départ. La petite Annie était arrivée d’Alsace avec ses parents et un grand frère dans la région du Thillot. Dénoncés, les parents avaient été arrêtés et les deux enfants avaient été cachés par un oncle, puis l’oncle était parti vers la zone Sud emmenant le garçon, mais la petite était trop jeune et il l’avait confiée à la famille Halbronn. Quand les Feldgendarmes arrêtaient les gens, ils avaient les listes fournies par le gouvernement de Vichy et chez Halbronn, ils n’ont pas cherché la petite Annie qui n’y était pas. Aussi, Mlle Petitgenêt avait ramené la petite chez elle et elle et ses parents l’ont gardée jusqu’à la Libération ; ils l’ont cachée quelques jours puis ont décidé de dire qu’elle était la fille d’une de ses sœurs qui la leur avait confiée et de la mettre à l’école. Mlle Petitgenêt voulait me le dire et me demander de bien veiller sur elle. Officiellement, il n’y avait plus un Juif dans les Vosges ; avec la complicité du gouvernement Pétain, les occupants avaient accompli une partie de leur tâche. Maintenant, il leur restait à arrêter les « terroristes » c’est-à-dire les résistants. Ils y ont été aidés dans une large mesure par des trahisons de Français qui se mettaient à leur service, bien souvent par intérêt.

Rendre hommage aux fusillés de la Résistance:

Début novembre 1943, les Vosgiens manifestèrent massivement leur soutien à la Résistance.

Depuis le printemps, à cause du S.T.O., les maquis ont reçu beaucoup de réfractaires en plus de leurs premiers hôtes. De nouveaux maquis se sont créés, des parachutages d’armes ont été effectués par l’aviation anglo-canadienne.

Trois romarimontains, Royer, sous-chef de gare, Méline, garagiste, et Duffau sont arrêtés en juillet. Le maquis du Morillon, trahi par un membre de l’Abwehr, français passé au service des boches, est pris en septembre ainsi que des gendarmes de Vauvillers qui avaient aidé à un parachutage pour ce maquis situé aux confins des Vosges et de la Haute-Saône. En septembre aussi, André Vitu, le fermier de Malgré-Moi, est arrêté. Il y a eu un parachutage à Uzéfaing-Archettes dans la nuit du 3 au 4 août, et les Allemands recherchaient Paul Vitu. Comme il s’est enfui à temps, ils ont arrêté son frère. Pourtant, la résistance continue à s’organiser ; des voies ferrées sont sabotées ainsi que des portes d’écluses qui ralentissent la circulation des trains et des péniches, car les Allemands reçoivent beaucoup de ravitaillement de toutes sortes par les trains et les canaux.

Le lundi 12 octobre au matin, les trois résistants de Remiremont sont fusillés à La Vierge ; un tribunal allemand, après un jugement sommaire, les a condamnés à mort. Le préfet Daudonnet et de hautes personnalités ont essayé d’intervenir auprès des autorités d’occupation, mais rien n’a pu les sauver. Il est vrai que nous avons à Epinal, en plus de la Gestapo et de la Feldgendarmerie, une section de l’Abwehr, une police secrète très efficace qui occupe des bureaux à la Feldkommandantur.

Les trois fusillés ont été inhumés par les Allemands au cimetière Saint-Michel d’Épinal. L’un est à la fosse commune, l’autre à l’entrée du cimetière catholique et le troisième dans le cimetière catholique où ils l’ont enterré dans la tombe de sa famille. La veille de la Toussaint un mot d’ordre a circulé de bouche à oreille : il faut aller le jour de la Toussaint porter des fleurs et se recueillir sur les tombes des trois fusillés. Jamais, depuis près de vingt ans que nous habitons Épinal, il n’y aura eu une telle affluence au cimetière Saint-Michel. Nous n’y allons que pour des enterrements, mais pas à la Toussaint, car les parents de mon père sont enterrés à Nancy et du côté de ma maman le grand-père est à Strasbourg-Cronenbourg. Mais ce dimanche-là, c’est exceptionnel. Notre jardin a encore beaucoup de fleurs, car l’automne est doux et avec mon père nous confectionnons d’énormes bouquets de dahlias, de roses, de chrysanthèmes, de delphiniums, et au début de l’après-midi toute la famille se dirige vers le cimetière Saint-Michel. Nous habitons sur la côte qui domine la gare sur la rive gauche de la Moselle ; le cimetière est à l’opposé sur la côte proche du château, sur la route de Deyvillers. Il y a plus de quarante minutes de marche pour y arriver, mais nous sommes tous de très bons marcheurs. Avec mon père et ma mère, mes sœurs Marie et Renée, ma sœur Andrée et mon beau-frère avec le petit dans la voiture, nous sommes huit avec six gros bouquets de fleurs. Nous entrons par le cimetière protestant, et c’est une foule considérable qui défile dans le cimetière. Nous arrivons à la tombe du sous-chef de gare Royer que mon père a bien connu, sa famille est là et tous les gens qui passent, dont la plupart ne l’ont jamais connu, viennent leur serrer la main et déposer des fleurs. C’est une véritable montagne de fleurs qui surmonte la tombe. Assis sur le mur extérieur du cimetière un homme en imperméable et en chapeau mou, muni de jumelles, contemple ce spectacle. C’est un membre de la Gestapo. Deux de ses acolytes surveillent les deux autres tombes et voient les mêmes gens s’inclinant devant la famille Méline et plus loin devant la famille Duffau. Là aussi les fleurs sont amoncelées et ce pour la plus grande rage des Allemands. Ils ne peuvent pas arrêter les milliers de gens venus d’Épinal et des environs, mais aussi de tous les points du département, par train, par car, en bicyclette, qui viennent manifester leur sympathie à la Résistance et en quelque sorte, implicitement, leur haine du nazisme. La foule a défilé ainsi depuis l’ouverture du cimetière le matin, et ce défilé durera jusqu’à la fermeture des grilles. C’est un grand réconfort pour les familles et pour la Résistance de voir comme le mot d’ordre a été suivi. C’est aussi un affront pour les Allemands, si sûrs d’avoir raison toujours et partout. Ils en tireront une conclusion et dans les mois à venir, quand ils fusilleront des résistants, ils iront les enterrer dans des cimetières différents mais pas tous dans le même.

La Libération d'Épinal;

La vie reprend petit à petit dans la ville, les explosions de ponts ont causé d’énormes dégâts, surtout place des Quatre-Nations, la Société Générale s’est entièrement effondrée, ainsi que beaucoup de maisons voisines ; la Poste, déjà bien abîmée par les bombardements et déjà transférée à l’école Lormont est encore plus abîmée à présent et notre pauvre ville n’en finit pas de compter ses ruines. Si nous sommes libérés avec toute une partie du département, les Allemands ont reçu des renforts importants et s’accrochent aux premiers contreforts des Vosges. L’armée Patch et la 1ère armée française de De Lattre de Tassigny qui a libéré Remiremont se heurtent à des forces décidées à s’accrocher au maximum et le canon tonne encore tout près de nous. Le vendredi 29, il y a soudain une grande animation dans la cour, voitures et jeeps y pénètrent, on ouvre à nouveau la maison Laederich et c’est le général Patch et son État-Major qui vont devenir nos voisins pour deux mois. Après Von Kirchbach et les SS c’est quand même plus sympathique.

Ces mémoires s'arrêtent ici.

Christiane Schuler servit pendant quelques semaines d'interprète bénévole auprès de l'État-Major du général Patch pour interroger les prisonniers allemands et elle resta longtemps en contact épistolaire avec plusieurs soldats américains (Roger C. Alcorn de Pennsylvanie, Virgil Dorsett de Californie, William F. Kelly du Kentucky, Homer M. Purvis de Virginie).

Son ami Pierre Achard, qui se trouvait en zone Sud et dont elle était sans nouvelles, avait rejoint le maquis d'Auvergne. Fait prisonnier par la gendarmerie vichyste et emprisonné à Eysses, il avait participé à la mutinerie de la prison. Transféré à Blois le 13 mai 1944, puis déporté par le tristement célèbre « train de la mort » parti de Compiègne le 2 juillet vers Dachau (519 morts durant le voyage) et soumis au travail forcé dans le commando de Neckargerach, Pierre Achard décéda d’épuisement et de maladie le 15 février 1945.

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