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retraité de l'ingénierie informatique et aéronautique et de l'enseignement dit supérieur (anglais de spécialité), écrivain et esprit curieux

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Billet de blog 7 août 2024

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Soloviov le dostoïevskien

Passer de Daniil Kharms à Vladimir Soloviov c'est le grand écart traductorial

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Vladimir Soloviov (1853-1900) fut un philosophe et poète russe d'inspiration religieuse. Proche de Dostoïevski, il devint un théologien et enseigna à l'université dont il fut exclu en 1881 pour avoir demandé au tsar Alexandre III de gracier les assassins de son père Alexandre II.

Sa vision œcuménique de la religion chrétienne lui valut ensuite d'être exclu de l'église orthodoxe et il termina sa vie au sein de l'église catholique de rite grec. Sa poésie mystique et spiritualiste eut un grand succès de son vivant mais, en dépit des mérites que lui trouve le très dévot N. Struve, elle se trouve de nos jours frappée d'une double obsolescence thématique et formelle, un peu comme celle de Péguy en France.

On trouve quelques uns de ses poèmes dans toutes les anthologies françaises: 3 poèmes chez K. Granoff, dont le prologue à Trois Rendez-vous avec Dostoïevskii, 1 chez E. Triolet, 4 chez E. Etkind, 3 chez N. Struve, mais un même petit poème a bénéficié de quatre traductions différentes, respectivement par K. Granoff, L. Robel, J. Malaplate et N. Struve, ce qui réduit d'autant la taille de l'échantillon global.

Sa poésie n'est aujourd'hui connue en France que des spécialistes de littérature russe et en dehors des anthologies elle n'a fait l'objet que d'un seul recueil de traductions qui lui ait été entièrement dédié. Ses essais théologiques ont été davantage traduits.

Voici un poème de lui qui ne figure pas dans les anthologies précitées:

Скептик

И вечером, и утром рано,
И днем, и полночью глухой,
В жару, в мороз, средь урагана —
Я всё качаю головой!
То потупляю взор свой в землю,
То с неба не свожу очей,
То шелесту деревьев внемлю —
Гадаю о судьбе своей.
Какую мне избрать дорогу?
Кого любить, чего искать?
Идти ли в храм — молиться богу,
Иль в лес — прохожих убивать?

Ma traduction:

Un sceptique
Tant au soir qu'au petit jour,
Au chaud, au gel, dans la tempête.
Tant de jour qu'au minuit sourd,
Toujours je hoche la tête !
Tantôt mon regard à terre abaissé,
Tantôt j'écoute les arbres bruire,
Tantôt les yeux vers le ciel fixés,
Je m'interroge sur mon avenir.
Quelle voie faut-il que j'élise ?
Qui vais-aimer, que vais-je chercher ?
Aller prier dieu à l'église ?
Ou, dans le bois, des passants tuer ?

Notes sur le texte et la traduction:

Ce poème méditatif à la conclusion dostoïevskienne date de 1886.

au petit jour: le texte dit: "tôt le matin".

je hoche la tête: ce mouvement de tête de haut en bas et de bas en haut est explicité par les vers qui suivent.

les arbres bruire: le texte dit: "des arbres le bruissement".

les yeux vers le ciel fixés: le texte russe emploie ici une formulation négative: "je ne quitte pas le ciel des yeux". J'ai interverti ce vers avec le précédent afin de renforcer la liaison avec l'interrogation sur l'avenir et de maintenir l'alternance des rimes. L'inconvénient de cette permutation est d'atténuer un peu l'intensité du contraste rhétorique du texte original entre regard abaissé vers le sol et levé au ciel.

Je m'interroge sur mon avenir: le verbe Гадаю est souvent employé en lien avec une démarche de divination. On pourrait ici surtraduire l'expression Гадаю о судьбе своей par: "je consulte /le ciel/les astres/ quant à mon propre destin".

des passants tuer: l'auteur exprime ici la tentation de commettre des crimes gratuits, thème dostoïevskien par excellence ("Si Dieu n'existe pas, tout est permis") car sa relation avec Dostoïevski était très importante pour Soloviov. Ce thème du crime gratuit témoignant non plus seulement de l'absence de Dieu mais de l'absurdité du monde a été actualisé par Camus dans L'étranger. Le rejet peu naturel du verbe à la fin reproduit la syntaxe de l'original, afin de conserver l'effet de chute.

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