L'évolution de la situation pendant cette fin de semaine m'inspire les optimistes réflexions suivantes:
- Poutine a d'ores et déjà perdu son pari de destabilisation de l'ensemble de l'Est ukrainien, y compris en Crimée, et la tenue ce jour d'une manifestation (tenue symboliquement devant un buste du poète national Chevtchenko) en faveur du maintien de la Crimée dans l'Ukraine montre deux choses importantes: a) le droit à manifester pacifiquement une opinion divergente a été respecté par la majorité pro-russe de Crimée, y compris sa composante para-militaire ce qui est de bon augure b) les relais sur le terrain dont Poutine croyait disposer à Kharkov ou Donietsk sont beaucoup plus faibles quantitativement et qualitativement que ce qu'il espérait, et ceci devrait l'amener à une attitude plus pragmatique dans les jours et les semaines qui viennent ; on peut d'ailleurs supposer que le blocage des observateurs de l'OSCE aux portes de la Crimée (à moins qu'il ne provienne d'exécutants locaux vraiment peu futés ou laissés sans consignes, mais ce n'est tout de même guère probable) témoigne de la faiblesse intrinsèque de la position de Poutine, car quelle légitimité pourrait avoir ce référendum organisé dans la précipitation si les observateurs étrangers sont empêchés de jouer leur rôle? Poutine voudrait se garder la possibilité de reconnaître une validité faible ou nulle à ce référendum organisé par ses groupies criméens qu'il ne s'y prendrait pas autrement (il s'est d'ailleurs bien gardé de proclamer qu'un résultat positif au référendum criméen du 16 mars vaudrait automatiquement rattachement de la Crimée à la Russie.)
- les protestataires de Maïdan qui espéraient la fin de la corruption et la saisie des biens mal acquis des oligarques liés à Yanoukovitch ont perdu leur pari d'une transition rapide vers un état de droit soucieux de rompre avec le couplage intensif entre affairisme et politique: les oligarques de l'Est ont tourné casaque et se sont ralliés au gouvernement central de Kiev (celui-ci étant aussi légitime que leur propre fortune, on est clairement entré dans un processus de consolidation mutuelle entre deux groupes encore mal assurés de leur pouvoir, les cocus de l'histoire étant comme d'habitude les vrais démocrates) et les oligarques vont probablement commencer à jouer un rôle politique direct important dans le dispositif national: la grande lessive n'est donc pas pour demain.
- l'Union Européenne, par son incapacité à mettre en place en amont un dialogue à trois avec la Russie et l'Ukraine, a d'ores et déjà perdu son pari de peser sur le cours des événements; le rôle disproportionné attribué à la Pologne, l'hypocrisie des gouvernements conservateurs agitant la menace de sanction mais roulant chacun pour sa paroisse (banksters britanniques, industriels allemands), le piteux effacement sarkozo-hollandiste de ce qui restait d'autonomie à la politique étrangère française par rapport aux Américains, tout ceci laisse l'Europe sans voix et sans poids. Comme Poutine ne veut de toute façon discuter sérieusement qu'avec les Angloricains et un peu avec les Allemands (un de ses vieux phantasmes doit être de nous rejouer Staline à Yalta), l'insignifiance de la diplomatie européenne (et je ne parle pas que de Catherine Ashton...) va finalement simplifier les choses quand le moment des discussions sérieuses entre grandes personnes sera venu.
- enfin, la frange des ultra-nationalistes ukrainiens qui jouaient la carte de la radicalisation des clivages et de la dramatisation à outrance pour provoquer une implication directe des Occidentaux a également perdu son pari: il n'y a pas eu de débordement sanglant à l'Est, les chars russes n'ont pas déboulé sur Kiev, les envoyés spéciaux de Médiapart et d'ailleurs n'ont plus de sang et de larmes à se mettre sous les trémolos... on commencerait presque à s'ennuyer.
Bref, maintenant qu'un rapport de force encore précaire mais complètement insatisfaisant pour tout le monde s'est établi, il va bien falloir se décider à négocier. Selon le délai sous lequel se fera la négociation le statut final de la Crimée ressemblera soit à celui de l'Abkhazie (une pseudo-république détachée de facto de la Géorgie depuis des années mais reconnue seulement par la Russie) soit au statu quo ante (remise en vigueur avec quelques aménagements du statut de république autonome au sein de l'Ukraine).
Personnellement je parierais plutôt sur ce dernier scénario (celui que j'appelais l'option 3 dans un de mes précédents billets), mais je suis un incurable optimiste...