En mai 68, j'étais en classe de 4ème et interne au lycée Louis Lapicque d'Epinal et j'étais rentré au lycée un dimanche soir pour découvrir le lendemain qu'en raison de la grève, le test de version grecque en prévision duquel j'avais ardemment révisé mes verbes en -µι n'aurait pas lieu.
Notre premier cours du lundi matin était avec Mr B., notre prof de maths, toujours à l'heure en blouse blanche impeccable. Ce lundi de début de grève générale, Mr B. arriva légèrement en retard et l'air perplexe. Membre du SGEN-CFDT, il sortait d'une réunion syndicale improvisée avant le début des classes (en ce temps-là, les profs arrivaient bien en avance au lycée...) et il nous expliqua que ce qui commençait était une grève générale dans tout le pays. Je me souviens encore de son bref discours "Nos syndicats nous demandent d'expliquer la situation à nos élèves, mais vous êtes un peu jeunes pour cela. Je vous dirai simplement que si les ouvriers se mettent partout en grève, c'est qu'ils ont leurs raisons".
Après quoi il nous dit que puisque nous étions tous là il allait faire cours mais qu'à partir du lendemain il serait en grève comme tous ses collègues.
La perspective de ne plus avoir de cours de maths pendant une durée encore indéterminée a instantanément aiguisé ma sympathie pour les grévistes.
Nous les internes, enfermés au bahut et traînant notre oisiveté forcée en salle d'étude, avions du mal à saisir l'ampleur ce qui se passait, mais parmi nous aussi l'atmosphère était au défoulement. De plus, la blonde fille du censeur profitait de la grève pour échapper à la surveillance de son père et venait gratter la guitare et chanter pour un petit cercle d'admirateurs transis, qui la contemplions éblouis comme autant de Grands et Petits Duduches.
J'avais dessiné d'assez reconnaissables caricatures de nos surgés détestés (Mr B. et Mr Z.) avec un WANTED vengeur écrit en gros au-dessus. Ces petites affiches clandestinement apposées sur le panneau d'affichage officiel situé sous le préau en haut de la cour déserte furent prestement confisquées par les susvisés et je découvris quelque temps après, lors d'un passage au bureau des dits surgés, que mes oeuvres avaient été par eux réaffichées sur le côté d'une armoire normalement à l'abri des regards de leurs turbulents collégiens.
Au bout de quelques jours, les trains ne circulant plus, mes parents durent venir me récupérer en voiture et une fois rentré au bercail dans les Hautes Vosges, je pus voir sous nos fenêtres défiler les ouvrières et ouvriers des usines textiles de la vallée, toutes menacées de fermeture à échéance de quelques années et où les salaires n'étaient pas gras, comme on disait alors. Leurs cortèges scandaient: "Pompidou, des sous", et j'ai ainsi constaté de visu et auditu que, comme nous l'avait elliptiquement précisé Mr B., ils avaient leurs raisons.
La direction du lycée était divisée: le proviseur était de droite, les surgés que je haïssais pour la discipline quasi-militaire qu'ils nous imposaient (c'était encore le temps des lycées-casernes que les moins de 60 ans n'auront heureusement pas connus) étaient de gauche et favorables au mouvement. Le censeur était alcoolique et donc inclassable. Il pouvait être de droite à jeun et de gauche une fois imbibé, comme le Maître Puntila de Brecht, ou bien l'inverse, selon les jours et les marques de whisky.
Nos pions avaient eux aussi des opinions contrastées.
Je me souviens de Jean-Claude R. qui tout en préparant le concours de SupElec était très investi dans le CLE local. Sous ses dehors d'étudiant sérieux et d'un abord réservé, c'était un très chic type quand on le connaissait un peu. Il ne prenait pas les lycéens plus jeunes de haut et il s'attachait, contrairement à nos enseignants, très à cheval sur leur devoir de réserve, à nous faire la pédagogie de cet extrordinaire mouvement social. Nous étions également impressionnés par les talents de séducteur qu'il avait révélés l'année précédente en faisant la cour à Marielle, la plus ravissante des élèves-institutrices de l'Ecole Normale, au cours des répétitions d'un spectacle de mime dont nous avions donné une représentation au théâtre municipal ; le scénario légèrement subversif en avait été développé par le prof de philo des normaliennes et Jean-Claude en avait été l'éclairagiste et l'ingénieur du son.
Je me souviens aussi de son collègue François P., étudiant en économie (ou en droit, je ne me souviens plus) qui était membre de l'UJP et le faisait volontiers savoir. Le sieur P. était déjà bedonnant à un peu plus de 25 ans; il avait l'accent du midi et sa pesante faconde me hérissait (en plus, il se chuchotait qu'il avait obtenu son poste de pion d'internat par piston, ayant paraît-il dépassé l'âge-limite pour être surveillant, ce qui pour le rigide méritocrate que j'étais alors constituait un crime impardonnable) et il défendait avec ferveur "le Général" face à "la chienlit".
L'année d'après, qui fut ma dernière année d'internat, Jean-Claude n'était plus là mais P. sévissait toujours et lors du référendum fatidique du printemps suivant, au fur et à mesure que tombaient les résultats, P. sortait toutes les cinq minutes de sa piaule pour venir les écouter avec nous sur le petit transistor qu'un de mes camarades avait apporté au dortoir et il ne cessait de marmonner: "Ah les cons... Ah les cons..."
Grâce à P. je n'ai jamais été gaulliste. Et j'ai encore du mal à ne pas détester spontanément l'accent du midi.