Dans l’Argentine créole du 19ème siècle, et plus précisément dans le Martin Fierro de José Hernandez (un long poème narratif publié en 1872 avec une suite en 1879 et qui a contribué à enraciner toute une mythologie à propos de « la terre des gauchos ») le personnage du Vieux Vizcacha donnait ce conseil avisé :
Hacete amigo del juez, Fais-toi l’ami du juge,
no le des de que quejarse, Ne lui donne pas de quoi se plaindre,
que siempre es bueno tener, Car il est toujours bon d’avoir,
palenque d’ande rascarse. Un piquet où aller se frotter.
Voici maintenant une autre tentative de traduction (un peu moins littérale mais régulièrement versifiée, ceci à mon avis compensant cela) de cette célèbre maxime :
Du juge fais-toi bien voir,
Que de se plaindre il n’ait point lieu,
Car toujours il est bon d'avoir,
Pour aller se gratter, un pieu.
Mais mon intention ici n’est pas de vous traduire tout le Martin Fierro en vers français (ce qui me reste statistiquement de temps à vivre n’y suffirait pas) ; mon propos dans ce billet est de vous faire un rapide compte-rendu de lecture du récent ouvrage du journaliste d’investigation Gerardo « Tato » Young sur la justice argentine : El Libro Negro de la Justicia Argentina. J’avais déjà lu et apprécié son précédent livre Codigo Stiuso consacré aux magouilles des services secrets argentins (la SIDE).
Ce livre noir, tout comme le précédent, souffre des défauts typiques du journaliste qui se la pète un peu trop en voulant jouer les écrivains : un fil chronologique embrouillé par d’incessantes analepses (retours en arrière) et prolepses anticipatives (sauts en avant dans le temps), des formulations lapidaires (courtes phrases sans verbes) utilisées de manière lourdement répétitive, beaucoup de redites qui allongent la sauce sans y ajouter de substance et une tendance à user et abuser des rhétoriques hypothétiques du sous-entendu et de l’insinuation. Ces défauts sont hélas communs à beaucoup de journalistes (un exemple typique de ce style dans la production récente de Médiapart en est la série d’articles, par ailleurs fort intéressante, consacrée par Mathieu Suc à l’espionnage islamiste). Pour plus de sobriété et de rigueur dans l’exposition des faits, on ne peut que leur conseiller de relire Albert Londres ou les Dispatches de Michael Herr consacrées à la guerre du Vietnam.
L’ouvrage de Young prend comme fil conducteur la carrière de la juge fédérale Maria Servini de Cubria, qui fut et demeure, à quatre-vingts ans passés, la magistrate la plus puissante du pays car chargée de la validation des opérations électorales.
Celle qui fut l’artisane de l’enterrement judiciaire du Yomagate (une vilaine affaire de narco-trafic, de contrebande et de blanchiment dans laquelle la belle-famille du président péroniste Menem était impliquée jusqu’au cou), puis l’ordonnatrice de la répression de décembre 2001 avec son compère le commissaire Palacios (13 morts sur la Place de Mai) et aussi la complice de nombreuses magouilles politico-administratives (comme l’autorisation donnée illégalement à Scioli de se présenter aux élections de la province de Buenos Aires alors qu’il était résident de la Capitale Fédérale) est effectivement un bon exemple de la complaisance des juges fédéraux envers le pouvoir politique, et de leur capacité à retourner opportunément leur veste quand le pouvoir exécutif change de main.
Cependant, le principal mérite de ce livre n’est pas de détailler les multiples turpitudes de Servini et de la plupart de ses collègues, mais de remonter aux racines politiques de cette corruption.
Tout commença, à l’époque du président péroniste Menem, avec l’élargissement de la Cour Suprême (de 5 à 9 membres) où furent nommés des magistrats sans vraie qualification mais tous plus paresseux et corrompus les uns que les autres et qui devaient tout à Menem. Cette vague de nominations toucha également les juges fédéraux de la capitale (au nombre de 12 après avoir été 6) et la corruption s’y incrusta définitivement grâce à l’interférence des services secrets à qui fut accordé par Menem et son chef des services secrets Anzorreguy (qui par ailleurs sabota l’enquête sur l’attentat contre l’AMIA) le monopole des écoutes téléphoniques judiciaires.
Par ce biais, les hommes de l’ombre se mirent à copiner avec les juges, à leur distribuer des enveloppes d’argent liquide prélevées sur les fonds secrets, et à interférer systématiquement, avec leur propre agenda, dans toutes les enquêtes judiciaires politiquement sensibles.
Le résultat recherché, qui était de bloquer toutes les enquêtes sur la corruption des politiciens péronistes et autres, fut ainsi atteint : les juges fédéraux (parmi lesquels Servini se distingua par sa créativité) gardaient les dossiers sous le coude (comme moyen de pression sur l’exécutif : ainsi, fin 2015, lorsqu’il fut question de mettre Servini à la retraite elle se défendit en ressortant quelques dossiers gênants qui s’empoussiéraient sur les étagères de son bureau) ou bien ils noyaient le poisson en ordonnant d’interminables expertises jusqu’à ce que les faits incriminés se trouvent couverts par les délais de prescription.
Lorsque Kirchner arriva au pouvoir, il eut un premier mouvement positif consistant à passer au kärcher la Cour Suprême héritée du ménémisme, mais il préféra ensuite sacrifier son ministre Gustavo Beliz (qui à cette occasion dénonça publiquement le rôle néfaste de Stiuso, devenu le patron opérationnel de la SIDE) plutôt que de suivre son conseil en supprimant le monopole de saisine accordé aux 12 juges fédéraux de la Capitale en matière de corruption : en élargissant la saisine aux 60 juges fédéraux et en supprimant le monopole de la SIDE sur les écoutes, il aurait été beaucoup plus difficile d’empêcher les dossiers de corruption de remonter à la surface. Compte tenu des magouilles et détournements de fonds auxquelles Kirchner et ses complices s’étaient déjà livrés lorsqu’ils dirigeaient la province de Santa Cruz, on comprend qu’il ait préféré conserver les juges fédéraux dociles et corrompus hérités du ménémisme...
Quant à Macri, en « bon » politicien qu’il est, il ne se prive pas d’utiliser la même magistrature fédérale pourrie comme une machine de guerre contre ses prédécesseurs, au point que le zèle déployé ces derniers jours par le juge Bonadio commence à inquiéter les macristes : que se passerait-il si les mêmes complaisantes girouettes judiciaires se mettaient à incarcérer préventivement quelques figures de PRO (oui, je sais, c’est un jeu de mot un peu facile) lorsque le pouvoir aura changé de main ?