Les Juifs peuvent être définis comme un peuple au sens ethno-religieux, alors que les Israéliens sont un peuple au sens administratif. De nombreux peuples au sens ethnico-culturel (linguistique et/ou religieux) n'ont pas d'États qui leur soient propres et leur population se trouve répartie entre deux Etats ou plus; les Touaregs, les Kurdes, les Roms, les Basques, les Catalans sont dans ce cas qui n'a donc rien d'exceptionnel.
De même, de nombreux peuples africains au sens culturel et linguistique n'ont pas un État-nation à eux mais sont au contraire répartis de part et d'autre des frontières héritées de l'époque coloniale.
Une autre définition utile du peuple est le sentiment subjectif partagé d'une "communauté de destin" (l'expression est d'Otto Bauer) et cette définition est devenue pertinente pour les juifs européens, y compris les plus éloignés des croyances religieuses de leurs ancêtres, à cause de la Shoah.
Ce préambule sur les divers sens du mot "peuple" vise à prévenir l'identification abusive des Juifs (et des juifs) à l'État d'Israël, qui est le principal ressort émotionnel à la fois de la mobilisation autour du projet sioniste et de l'anti-judaïsme à coloration antisémite qui se développe en France.
Contrairement au récit construit par les colonisateurs sionistes de la Palestine et repris par leurs protecteurs occidentaux en France et ailleurs, le crime nazi qui a servi de justification à l'intensification de l'immigration sioniste en Palestine (immigration qui avait commencé dès la fin du 19ème siècle) ne légitime en aucune façon le processus de construction initiale de l'État d'Israël, qui résulta d'une politique terroriste de nettoyage ethnique et d'occupation par la force d'un territoire sur lequel la présence des Juifs était initialement très minoritaire.
La démarche d'immigration de peuplement qui se poursuit depuis plus d'un siècle au détriment des populations locales peut se comparer à ce que furent les colonisations françaises de l'Algérie ou de la Nouvelle-Calédonie.
Or ce qui se passe aujourd'hui dans le monde est bel et bien la remise en cause du droit d'Israël à continuer d'exister dans sa forme actuelle et si les gouvernements israéliens persistent dans leur brutale politique d'extension de la colonisation, Israël finira tôt ou tard comme l'Algérie Française lorsque le rapport des forces se sera inversé.
Si aux USA comme en Europe, toutes les extrêmes-droites traditionnellement antisémites sont devenues les meilleurs soutiens d'Israël, c'est seulement parce qu'elles considèrent que les Arabo-musulmans sont pires que les Juifs. Il s'y ajoute du côté des USA le mythe apocalyptique des sectes évangéliques qui consiste à espérer la conversion des Juifs au christianisme, en une sorte de variante eschatologique de la Solution Finale. Tous ces gens-là démontrent que l'on peut être pro-sioniste sans cesser de cultiver l'antisémitisme et l'anti-judaïsme.
Au-delà de la brutalité de la politique du gouvernement Nétanyahou (qui ne fait, comme la plupart de ses prédécesseurs, qu'appliquer la stratégie préconisée dès les années 20 par Zeev Jabotinski dans son essai de 1923 intitulé Le Mur de fer et consistant à délimiter par la force un territoire puissamment fortifié où les juifs sionistes soient majoritaires), les raisons de la remise en cause d'un consensus international favorable à la colonisation sioniste de la Palestine sont multiples mais la principale pour le moyen et long terme me semble être l'évolution du rapport de force géopolitique global.
Un des principaux facteurs de l'emprise intellectuelle du récit sioniste en Occident est l'argument du retour à la terre des ancêtres, discours qui ne fonctionne que dans l'univers culturel judéo-chrétien. Or la montée en puissance de grands pays comme la Chine et l'Inde qui sont étrangers à cette tradition, d'une part, et la déchristianisation de l'Occident, d'autre part, rendront cet élément fondateur de la mythologie sioniste de moins en moins opératoire.
Au surplus, l'argument d'un droit à occuper un territoire parce que, pendant quelques siècles il y a plus de deux mille ans, ce territoire a été peuplé de Juifs est assez fallacieux: à ce compte-là, la France pourrait réclamer au nom de son héritage culturel gaulois le droit d'aller recoloniser la région du sud-est de la Turquie où régnaient les Galates à la même époque !
Je conçois qu'il soit difficile pour les juifs, tant en France qu'en Argentine et ailleurs dans le monde, y compris en Israël, de se déprendre de la mythologie sioniste, mais cela me semble terriblement nécessaire même si, comme tout processus de désintoxication, ce sera difficile et douloureux.
Dans la situation actuelle, je ne crois plus guère à la possibilité de créer un État palestinien et seule l'utopie d'une grande Palestine laïque dans laquelle Israël accepterait bon gré mal gré de se dissoudre à égalité de droits pour tous me semble mériter quelque effort de mobilisation politique.
Pour que ceci advienne, il faudra aussi que les groupes islamistes qui veulent imposer leur propre loi en Palestine soient progressivement marginalisés au profit d'une Autorité Palestinienne régénérée; mais ce n'est pas Israël qui pourra obtenir la liquidation du Hamas, du Hezbollah et des autres groupes extrémistes, ce seront les Palestiniens eux-mêmes, si la perspective d'une vie digne dans leur pays leur est enfin offerte par la communauté internationale.
N'oublions pas que c'est Israël qui a permis l'émergence du Hamas à Gaza, un choix politique tragiquement irresponsable visant à affaiblir l'Autorité Palestinienne qu'on peut comparer au soutien initial des USA aux Talibans afghans à l'époque de l'URSS. De ce point de vue, le 7 octobre n'a été qu'une sorte de réplique du 11 septembre.
il faut malheureusement s'attendre à ce qu'encore beaucoup de sang coule avant qu'une Palestine laïque et démocratique ne puisse émerger des décombres, mais le jour, peut-être pas si lointain après tout, où les dirigeants étatsuniens se lasseront de soutenir inconditionnellement Israël comme il se sont lassés ces derniers temps de soutenir l'Ukraine, l'hubris coloniale sioniste sera proche de sa fin.