Boris Sloutskiï (1909-1986) né à Sloviansk en Ukraine fut un jeune communiste modèle et un poète précoce, mais il ne commença à être publié qu'en 1941. Engagé volontaire, il devint officier et commissaire politique pendant la Grande Guerre Patriotique au cours de laquelle sa famille fut assassinée par les nazis dans le ghetto de Kharkov (aujourd'hui Kharkiv en Ukraine.)
Il devint après la guerre un opposant au stalinisme en organisant chez lui des réunions clandestines d'un petit groupe de jeunes gens intitulé "l'Union pour Faire la Révolution" qui distribuait des tracts et des brochures d'inspiration trotskiste dénonçant le régime.
En janvier 1951, la plupart des participants furent arrêtés et certains furent exécutés. Sloutski fut peut-être épargné par son statut d'ancien combattant (deux fois blessés) et d'ex-commissaire politique, à moins qu'il n'ait accepté de collaborer avec le KGB.
Son premier recueil de poèmes Mémorial ne put être publié qu'après la mort de Staline. Il resta néanmoins pendant plusieurs années un communiste orthodoxe, participant en 1958 à l'expulsion de Pasternak de l'Union des Écrivains où lui-même avait été admis l'année précédente.
Dans les années 1960, ses remords vis-à-vis de Pasternak contribuèrent à l'éloigner davantage de l'orthodoxie communiste et des poèmes de lui circulèrent en samizdat et furent imprimés à l'étranger. De nombreux poèmes non publiés furent découverts dans ses papiers après sa mort, bien qu'il ait cessé d'écrire en 1979 après le décès de son épouse.
Il fut aussi l'auteur en prose de souvenirs de guerre, un traducteur du yiddish et l'éditeur en 1963 d'une anthologie de poésie israélienne (dont la publication avait été autorisée par les autorités soviétiques.)
Cinq de ses poèmes figurent dans l'anthologie d'Elsa Triolet dont un dans une double traduction (Les Chevaux dans l'océan, traduit par E. Guillevic et aussi par L. Robel).
On trouve aussi huit de ses poèmes traduits dans l'anthologie d'Efim Etkind (cinq de 1953 et trois de 1971) mais il reste un grand nombre de ses poèmes qui n'ont pas été traduits en français. En voici deux:
Большие монологи
В беде, в переполохе
и в суете сует
большие монологи
порой дают совет.
Конечно, я не помню
их знаменитых слов,
и, душу переполня,
ушли из берегов
граненные, как призмы,
свободные, как вздох,
густые афоризмы,
сентенции эпох.
Но лишь глаза открою
взирают на меня
шекспировские брови
над безднами огня.
Les grands monologues
Dans le malheur, le tumulte,
Dans le vent des illusions,
Les grands monologues cultes
Parfois d'un conseil font don.
De leur célèbre langage,
Bien sûr, je ne me souviens,
Ils emportent du rivage
L'âme qu'ils ont submergée.
Facettés comme des prismes,
Tel un soupir, libérés,
Ce sont d'épais aphorismes,
Des sentences du passé.
Mais lorsque j'ouvre les yeux
Me regardent fixement
Dessus des gouffres de feu
Des sourcils shakespeariens.
Notes sur le texte et la traduction:
Ce poème publié en 1978 dans le recueil Неононченные Споры (Discussions Inachevées) est typique de la manière à la fois familière et référentielle de Sloutskii. Il est composé en hexasyllabes avec des rimes croisées en partie approximatives. La traduction respecte ce schéma de rimes avec des heptasyllabes, moyennant quelques libertés avec la lettre du texte.
dans le vent des illusions: le texte dit "dans la vanité des vanités", le russe reprenant la traduction latine de la formulation de l'Ecclésiaste, mais le mot original en hébreu (hebel) représente, selon le contexte, tantôt l'idée concrète d'un souffle de vent, ce dont on a un écho au troisième quatrain avec вздох (un souffle, un soupir) à la rime, et tantôt les notions abstraites de l'éphémère et de l'illusion, sans la connotation morale attachée à "vanité". Des exégètes modernes de la Bible hébraïque préfèrent le traduire par "absurdité des absurdités".
grands monologues cultes: l'ajout de "cultes" pour la rime ne trahit pas le sens du poème (l'allusion à Shakespeare à la dernière strophe fait évidemment penser au fameux monologue de Hamlet.)
souviens/ submergée: ces deux vers ne riment pas non plus dans l'original (où ils occupent les positions impaires dans le quatrain.)
du passé: le mot russe эпох correspond au mot grec 'épochê' (en anglais 'epoch') signifiant 'période', 'ère', 'époque', pour faire référence à des intervalles de temps historiquement situés.
fixement / shakespeariens: ces deux vers ne riment pas non plus dans l'original (où ils occupent les positions impaires dans le quatrain.) "Shakespeariens" doit compter ici pour quatre syllabes afin de respecter le rythme d'ensemble.
Коридоры судьбы
бесконечны, словно в Зимнем дворце.
Открываются
и закрываются двери.
Что же нас ожидает
в неминуемом все же конце?
То ли царская ласка,
то ли царские звери?
Все же надо идти,
не оглядываясь по сторонам,
мимо точных служителей
нашей судьбы неотложной.
Мы получим лишь столько,
сколько положено нам
по какой-то наметке
запутанной, темной и ложной.
Ma traduction:
Les couloirs du destin
Sont sans fin, comme au Palais d'Hiver.
S''ouvrent
et se ferment les portes.
Quoi donc nous attend
à la fin somme toute inévitable ?
L'affection du tsar
ou les fauves du tsar ?
Pourtant, il faut passer,
sans regarder alentour,
devant les rigoureux serviteurs
de notre destin urgent.
Nous recevrons seulement
ce qui est pour nous prévu
d'après quelque spécification
confuse, obscure et mensongère.
Notes sur le texte et la traduction:
Ce poème médttatif et désenchanté publié en 1978 dans le recueil Неононченные Споры (Discussions Inachevées) est composé en vers libres.
l'affection: le mot russe peut aussi se traduire par "caresse", mais le contexte fait préférer une expression moins physique.
les fauves: le mot russe désigne plus génériquement des bêtes, en particulier sauvages.
alentour: l'expression dit littéralement: "sur les côtés". Le sens pourrait être aussi: "sans détourner le regard".
spécification: le sens concret est "bâti", "ébauche", mais le contexte impose ici le sens plus abstrait de "spécification".