La première surprise est l'extension nationale du vote Milei: il est arrivé en tête dans les deux tiers des provinces, y compris des provinces kirchnéristes comme Santa Cruz, péronistes de droite comme Cordoba et San Luis, ou radicales comme Mendoza ou Jujuy. Seules la province de Buenos Aires et quelques provinces pauvres du nord ont placé Massa en tête et en dehors de la capitale, les seules provinces où la Droite classique sort en tête sont Entre-Rios et Corrientes.
Seuls les centres métropolitains bourgeois, et en premier lieu la capitale, restent fidèles à la Droite traditionnelle et c'est d'ailleurs dans les quartiers les plus résidentiels de la Capitale que Milei fait ses plus mauvais scores (13,4% à Belgrano, 13,4% à Palermo, 13,8% à Recoleta).
On voit ainsi que la sociologie du vote pour ce candidat d'extrême-droite n'a rien à voir avec le soutien marqué de la fraction la plus réactionnaire des classes aisées à un Zemmour ou un Fillon.
Le vote Milei est clairement un vote interclassiste dans lequel les classes populaires et moyennes dominent, comme le montre son score dans les quartiers sud de la capitale (La Boca, Nueva Pompeya, Liniers) seules communes où il passe la barre des 20%, d'une part, et sa percée dans les places fortes péronistes du Grand Buenos Aires, d'autre part.
Dans les banlieues populaires et de classes petitement moyennes, là où le parti péroniste dépassait habituellement la barre des 50%, le total Massa+Grabois oscille entre 35 et 40% et dans la plupart des bastions péronistes, Milei passe devant la droite classique et dépasse le seuil de 25% des voix: c'est le cas à Ezeiza (29,4%), Pilar (29,1%), Escobar (28,9%), Esteban Echeverria (28,5%), Presidente Peron (28,1%), Cañuelas (27,3%), Malvinas Argentinas (27,1%), Moreno (26,2%), General Rodriguez (26,1%), Berazategui (26%), Florencio Varela et San Vicente (25,7%), Merlo (25,3%).
Dans d'autres bastions péronistes, comme La Matanza (qui pèse à elle seule autant que la capitale) Almirante Brown ou Marco Paz, Milei est seulement entre 23 et 25 %, mais toujours devant les deux candidats de Droite qui peinent à atteindre les 20%, alors qu'ils faisaient aux derniers scrutins entre 35 et 45% des voix dans ces communes.
Les seuls endroits ou le cumul de Bullrich et Larreta fait mieux que Milei sont les places fortes traditionnelles de la Droite en banlieue Nord (Vicente Lopez, San Isidro) et les communes au Sud du Riachuelo dont certains quartiers ont une sociologie plus mélangée, ayant évolué par gentrification (Avellaneda, Quilmes, Lanus, Lomas de Zamorra).
Les zones de force du vote Milei reflètent donc la colère sociale de l'Argentine "périphérique", pour reprendre le concept popularisé par Christophe Guilluy: territoires ruraux, bourgs et petites villes de province en panne de services publics et de perspectives de développement économique, banlieues populaires les plus éloignées des centres métropolitains. La droite traditionnelle reste forte dans les quartiers bourgeois des capitales provinciales.
Les premières analyses statistiques du vote en faveur de Milei indiquent qu'il s'agit d'un vote plus jeune (plus fort chez les moins de 30 ans), plus masculin, moins éduqué et plus pauvre que la moyenne. Là encore, la similitude avec le vote Le Pen chez nous est frappante.
Les facteurs programmatiques et idéologiques qui ont déclenché le vote Milei sont:
- la promesse de la dollarisation (35% des Argentins y sont favorables),
- l'anti-féminisme (le "backlash" réactionnaire et patriarcal parti des USA s'est répandu partout, aidé en Argentine par le poids persistant de la tradition catholique);
- l'individualisme, lié à leur statut précaire et à leur non-insertion dans le rapport salarial traditionnel (salariés intermittents, travailleurs au noir, auto-entrepreneurs contraints: c'est un peu la sociologie des Gilets Jaunes que l'on retrouve ici);
- la xénophobie et le racisme (par hostilité aux immigrants boliviens, péruviens, vénézuéliens et sénégalais avec qui les travailleurs peu qualifiés se retrouvent en compétition sur le marché du travail).
Bref, les ressorts culturels du vote Milei sont à peu près les mêmes que ceux du vote Le Pen chez nous.
Une analyse détaillée du "corte de boleta" dans les banlieues de Buenos Aires, c'est-à-dire de la pratique de voter pour des affiliations partidaires distinctes selon le scrutin (présidentiel, provincial, municipal) montre que le score des maires (la plupart du temps des sortants qui se représentaient ou cédaient leur fauteuil à un proche, comme à Ezeiza ou le maire sortant laissait la place à son fils) est en moyenne de 4% supérieur au score des formules présidentielles correspondantes. Ce phénomène touche aussi bien Massa+Grabois que Bullrich+Larreta.
Il est le moins prononcé dans les bastions péronistes les plus solides mais atteint des pointes de l'ordre de 18 à 25% dans certaines municipalités (San Vicente, San Fernando, Pilar, Ezeiza). C'est une indication supplémentaire que le chant des sirènes libertariennes a séduit une partie de l'électorat péroniste traditionnel et aussi une partie de l'électorat de la droite classique.Il faudra attendre des analyses plus fines des différentiels de taux d'abstention et de vote blanc pour avoir une idée plus précise de quelle proportion de chaque catégorie d'électeur s'est portée sur Milei ou a décidé de s'abstenir de choisir.
Contrairement à La Nación, je ne crois pas que ce décalage découle d'une attitude spécialement proactive des maires, mais plutôt de la différence de popularité entre élus locaux et politiciens nationaux. Il est d'ailleurs à noter que le gouverneur sortant Axel Kicillof, dont l'intégrité personnelle est reconnue, y compris par ses adversaires, subit une moindre déperdition de voix que le candidat présidentiel Sergio Massa.
Sources:
https://www.pagina12.com.ar/577638-resultados-elecciones-paso-2023-como-funcionan-los-mapas-e-i