Alekseï Ganine (1893-1925) naquit au nord de la Russie dans une famille de paysans; il put faire quelques études dans sa région natale de Vologda puis devint auxiliaire médical tout en publiant ses premiers poèmes dans un journal local. Il s'engagea dans l'armée en 1914 et se trouva affecté dans un hôpital militaire à Saint-Pétersbourg.
Il rencontra Sergueï Iéssénine en 1916, et ils voyagèrent ensemble avec Zinaïda Reich à Vologda et aux Solovki. Ganine fut le témoin de mariage de Zinaïda (dont il était lui-même amoureux) quand elle épousa Iéssénine. En 1918 il rencontra Blok et il devint ambulancier dans l'Armée Rouge.
Malgré ses critiques du traitement infligé à la paysannerie par les Bolcheviques et son hostilité croissante à leur régime politique, il parvint à publier divers petits recueils. Il s'installa à Moscou en 1923, menant une vie de semi-clochard parmi la bohème locale. Ses critiques de plus en plus acerbes du système, son style de vie "parasitaire" et son rejet de la normalisation sociale en cours firent de lui un élément antisocial hautement suspect. Il fut arrêté en 1925 sous l'accusation d'appartenir à un imaginaire "Ordre Fasciste Russe" et exécuté. Il sera réhabilité en 1966.
Утро
Мое жилище, Землю грешную,
печальный и убогий край,
любовью светлой и нездешнею
я полюбил, как прежний рай.
Одел поля пшеничным золотом,
пчелиным медом напоил,
и все преграды лунным молотом
рассыпал в звончатую пыль.
На всех путях, на веки черные,
где в медных вихрях шла Гроза,
затеплил свечи чудотворные,
поставил зори-образа.
Мой лук-- заутреннюю радугу --
я натянул и луч-стрелу
вонзил глухому зверю в пазуху,
точившему на поле мглу.
И растворилось небо синее.
И от лощин, из-за бугров,
пошли толпами старцы сивые
на горний звон колоколов.
Орлица-мысль, игривей зяблика,
за море в глуби уплыла
и Солнце -- золотое яблоко --
в горящем клюве принесла.
Ma traduction:
Le matin
J'aimais tel l'ancien paradis,
la Terre pécheresse, ma demeure,
triste et misérable pays,
avec un clair amour venu d'ailleurs.
J'ai habillé les champs avec du blé doré,
Je me suis enivré de miel,
tous obstacles d'un marteau de lune écrasé
en une sonore poussière.
Sur toutes les routes à jamais noircies,
où en vortex d'airain passa l'Orage
j'allumai de miraculeuses bougies,
et disposai des aubes en images.
Tendant mon arc, l'arc-en-ciel matinal,
j'ai planté des traits rayonnants,
percé dans un creux le sourd animal,
qui aiguisait la brume aux champs.
Et puis le ciel bleu s'ouvrit,
d'au-delà des collines, des vallons
vint la foule des vieillards gris
au carillon des cloches dans les monts.
Plus gaie qu'un pinson une aigle-pensée
en profondeur loin en mer plongeant,
prit le soleil, une pomme dorée,
et l'emporta dans son bec brûlant.
Notes sur le texte et la traduction:
Ce poème est daté de 1915. Il exprime la passion de l'auteur pour la Russie rurale de son enfance et déjà son inquiétude devant les ravages de la guerre ("les vortex d'airain") tout en adoptant un ton démiurgique de manieur d'arc-en-ciel. Les quatrains où alternent décasyllabes et octosyllabes sont à rimes croisées parfois approximatives.
La traduction s'est attachée à conserver des variations de longueurs entre les vers. Les majuscules associées à certains substantifs ont été conservés.
Le dernier vers du premier quatrain a été placé en tête dans la traduction afin que le verbe précède ses compléments d'objet de façon à rendre la lecture plus fluide (alors que les accusatifs russes peuvent sans difficulté de compréhension précéder le verbe.)
venu d'ailleurs: нездешнею a le sens de "étranger", "qui n'est pas d'ici"; dans un sens religieux, il s'utilise aussi pour faire référence à l'au-delà, à l'autre monde.
de miel: le texte précise "de miel d'abeille" peut-être parce que le mot russe pris isolément peut aussi désigner l'hydromel et que l'idée d'ivresse est susceptible de créer une confusion; la rime de "miel" avec "poussière" est approximative, tout comme la paire (напоил, пыль) de l'original.
des aubes en images: le texte utilise un nom composé (littéralement "aubes-images".)
traits rayonnants: le texte utilise un autre nom composé (littéralement "/faisceau/rayon/-flèches".)
dans un creux: le sens le plus courant du mot russe est anatomique et désigne un "sinus" mais le contexte indique le sens géographique d'un creux de terrain.
la foule: le texte dit "en foule".
au carillon des cloches dans les monts: le texte dit littéralement: "au carillon montagneux des cloches".
aigle-pensée: on a ici conservé la littéralité du nom composé.
loin en mer plongeant: le verbe уплыла signifie "s'éloigna à la nage", mais le contexte et la référence à la profondeur indique qu'il s'agit plutôt d'un plongeon pour aller chercher le soleil au fond de la mer et le remonter dans le ciel.
prit... et l'emporta: on a ici dédoublé le verbe pour conserver l'ordre des vers.
L'association entre l'aigle et le soleil est déjà présente dans la mythologie persane, en particulier dans la figure du Simorgh, un oiseau fabuleux aussi brillant que le soleil. Dans la mythologie slave, l'hybride d'homme et-d'oiseau Alkonost est associé au Dieu du soleil Khors. Au Moyen-Âge, l'aigle avait la réputation de pouvoir regarder le soleil en face.