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retraité de l'ingénierie informatique et aéronautique et de l'enseignement dit supérieur (anglais de spécialité), écrivain et esprit curieux

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Billet de blog 16 août 2024

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L'autre Soloviov

Moins connu que son oncle Vladimir, Sergueï Soloviov, petit-cousin de Blok et beau-frère de Biély, avait également la fibre poétique

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Sergueï Soloviov (1885-1942) était le neveu de Vladimir Soloviov et un petit-cousin de Blok dont il fut le témoin de mariage. Il devint prêtre orthodoxe puis catholique de rite oriental, une évolution similaire à celle de son oncle. Il publia plusieurs recueils de poésie entre 1907 et 1916, année où il est ordonné prêtre, et il écrivit aussi une biographie de son oncle, le seul de ses ouvrages qui ait été traduit en français.

Vicitme des persécutions anti-religieuses des Bolcheviques dans les années 20, il est arrêté en 1931 sous l'accusation d'activités anti-soviétiques. Libéré mais ébranlé mentalement par sa détention, il terminera sa vie dans un asile psychiatrique. Il mourra à Kazan où l'institution qui l'hébergeait avait été déplacée en raison de la guerre. Sa poésie est restée ignorée des anthologies françaises.

J'ai choisi de vous proposer un poème dédié à Andreï Biély où il évoque leurs divergences du point de vue religieux.

Андрею Белому

Зачем зовешь к покинутым местам,
Где человек постом и тленьем дышит?
Не знаю я: быть может, правда там,
Но правды той душа моя не слышит.
  
Кто не плевал на наш святой алтарь?
Пора признать, мы виноваты оба:
Я выдал сам, неопытный ключарь,
Ключи его пророческого гроба. 

И вот заветная святыня та
Поругана, кощунственно открыта
Для первого нахального шута,
Для торгаша, алкающего сбыта.

Каких орудий против нас с тобой
Не воздвигала темная эпоха?
Глумленье над любимою мечтой
И в алтаре - ломанье скомороха!
  
Беги, кому святыня дорога,
Беги, в ком не иссяк родник духовный:
Давно рукой незримого врага
Отравлен плод смоковницы церковной.
  
Вот отчего, мой дорогой поэт,
Я не могу, былые сны развеяв,
Найти в душе словам твоим ответ,
Когда зовешь в таинственный Дивеев.
  
Она одна, одна - моя любовь,
И к ней одной теперь моя дорога:
Она одна вернуть мне может вновь
Уже давно потерянного Бога.

Ma traduction:

À Andreï Biély

Pourquoi invoques-tu des endroits désertés
Où l'homme jeûne et respire une odeur infâme ?
Je ne sais: là, peut-être, est une vérité,
Mais une vérité que n'entend pas mon âme.

Contre notre saint autel qui n'a pas craché ?
Nous deux sommes coupables, il est temps qu'on l'admette:
Servant sans expérience, j'ai moi-même livré,
Les clés pour entrer dans sa tombe de prophète.

Et voilà que ce plus chéri des sanctuaires
Se trouve profané, au blasphème exposé
Au profit du marchand tout affamé d'affaires.
Au profit du premier plaisantin effronté.

Quelles armes cette époque d'obscurité
Contre toi et moi n'a-t-elle pas déployées?
La dérision envers le rêve préféré
Et dans l'autel, d'un histrion les simagrées!

Fuis, toi pour qui l'objet sacré est un chemin,
Fuis, toi en qui coule encor la source morale.
De longtemps l'invisible ennemi par sa main
Empoisonna le fruit du figuier ecclésial.

Voici pourquoi, mon cher poète je ne peux,
Les rêves anciens s'étant évanouis,
Quand tu m'appelles au Diveïev mystérieux,
En mon âme trouver réponse à ton récit.

Elle seule, elle seulement est mon amour
Et vers elle seule est mon chemin maintenant:
Elle seule peut être à nouveau mon retour
Au Dieu que j'ai perdu il y a si longtemps.

Notes sur le texte et la traduction:

Le poète Andreï Biély était le beau-frère de Soloviov (leurs épouses étaient sœurs) et il avait, tout comme Blok, encouragé ses premiers travaux poétiques. Ce poème date de 1916, et il est un des derniers écrits par Soloviov avant d'être ordonné prêtre, nouveau statut qui mettra fin à sa carrière de poète.

La distance qu'il y marque avec Biély doit être mise en relation avec la dérive sectaire de celui-ci: Biély s'était converti en 1910 à l'anthroposophie du théosophe dissident Rudolf Steiner et il était parti pendant quelques années mener une vie monacale en Suisse avant de rentrer en Russie en 1916. L'allusion au "Divéïev mystérieux" est à relier à la publication par Sergueï Nilous (1862-1929) après le décès de la mère abbesse de la Laure de Diveïev en 1904, d'une prophétie apocalyptique qu'elle lui aurait confiée en 1902 et qui serait tirée de confidences faites en 1831 par le thaumaturge orthodoxe (canonisé en 1903) Séraphime de Sarov (1760-1833) à son disciple Motovilov (1809-1879) comme quoi la résurrection de Séraphime serait le signal de la fin des temps.

La publication de L'entretien avec Motovilov (opportunément retrouvé en 1902, l'année précédant la canonisation de Séraphime, et toujours considéré aujourd'hui comme un texte important de la spiritualité orthodoxe) servit en quelque sorte de rampe de lancement à cette prophétie dite du Mystère de Diveïev. La présence de Nilous dans les parages lors de la prétendue redécouverte des papiers de Motovilov me fait soupçonner que non seulement l'histoire du Mystère de Diveïev mais aussi le texte de L'Entretien avec Motovilov auraient pu être inventés par Nilous lui-même (car le décès de l'abbesse en 1904 rendait invérifiable les conditions de cette découverte et les confidences prétendument recueillies par Nilous deux ans auparavant.)

Nilous, qui fut par ailleurs un éditeur des funestes Protocoles des Sages de Sion, était un personnage sulfureux de l'extrême-droite religieuse russe du début du 20ème siècle et la fascination de Biély pour les vaticinations de ce sinistre personnage sous prétexte de quête spirituelle ne pouvait qu'inquiéter le jeune Soloviov qui quant à lui entendait bien à ce moment-là rester dans le giron de l'Église, tout en partageant la vision œcuménique de son oncle Vladimir.

Ce poème en décasyllabes à rimes alternées est ici traduit en alexandrins.

une odeur infâme: le texte dit "la pourriture".

qu'on l'admette: le texte dit "de l'admettre".

servant sans expérience: le texte dit "sacristain inexpérimenté". Le statut de "sacristain" ici revendiqué par Soloviov correspond au fait qu'il n'avait pas encore été ordonné prêtre et n'était donc encore qu'un servant d'autel.

les clés pour entrer: le texte dit seulement "les clés".

Au profit du: le texte dit seulement "pour", mais l'allusion aux marchands du Temple rend cet étoffement utile. J'ai ici interverti les deux derniers vers de la strophe.

tout affamé d'affaires: le texte dit "affamé de vente."

armes: le mot орудий peut désigner des outils industriels, des instruments ou souvent de l'armement matériel ou conceptuel.

coule encor: le texte dit: "n'est pas épuisée".

morale: духовный peut aussi se traduire par "spirituelle", mais en français contemporain le mot "spirituelle" possède d'autres connotations telles que "une plaisanterie spirituelle" qui seraient gênantes ici.

l'invisible ennemi: désignation religieuse du Malin.

le figuier: représentation symbolique de l'Église, par allusion à la parabole du figuier dans les évangiles. L'idée ici exprimée de la corruption de l'Église est un thème récurrent à toutes les époques en Russie comme en Europe occidentale.

je ne peux: pour l'équilibre rythmique des vers en français, j'ai décalé à la fin de ce vers le début du vers russe qui suit.

Quand tu m'appelles au Divéïev mystérieux: ce vers a été interverti avec le suivant afin de respecter l'alternance des rimes.

ton récit: le texte dit: "à /tes mots/ton discours/ton langage/"

Sources russes:

https://ru.wikipedia.org/wiki/Соловьёв,_Сергей_Михайлович_(поэт)

https://ru.wikisource.org/wiki/Андрею_Белому_(Соловьёв) (à Andreï Biély)

https://azbyka.ru/fiction/polnoe-sobranie-sochinenij-tom-6-proizvedenija-raznyh-let-sergej-nilus/8/

(texte évoquant la prophétie apocalyptique de Diveïev, extrait des œuvres complètes de Nilous)

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