Le référendum d'hier en Crimée a été approuvé avec un score "à la soviétique" qui reflète certes l'abstention des opposants (une majorité des Tatars et des Ukrainiens "de souche" n'ont apparemment pas pris part au vote); cela dit, une très large majorité, de l'ordre des 2/3 ou des 3/4 de la population aurait voté "Oui" même sans le poids de la propagande pro-russe et la présence pesante des miliciens qui quadrillent toute la région.
Les Occidentaux ont rejeté hautainement et myopement les résultats de ce référendum, ce qui a comme principal défaut (rhédibitoire en géopolitique et en diplomatie) d'être un pur et simple déni de réalité: une très large majorité des Criméens souhaite, à tort ou à raison, réintégrer la "Maison Russie".
Poutine a précipitamment reconnu l'indépendance de la Crimée pour prendre date en vue du coup d'après (l'intégration formelle à la Russie qu'il peut laisser planer comme une épée de Damoclès dans l'attente de négociations ou précipiter s'il estime n'avoir rien à espérer) surtout pour réaffirmer d'emblée au passage le statut spécial de Sébastopol, car la rupture de plus en plus probable de l'accord Ukraine-Russie sur le gaz impliquerait de facto l'abandon du traité signé avec Yanoukovitch et donc un retour à 2017 comme date-limite d'occupation de la base navale de Sébastopol (cf. mon premier billet sur le sujet). A partir de là, deux scénarios se dessinent:
1°) un scénario de désescalade faisant droit aux demandes de la Russie ré-énoncées ce soir même (rétablissement du statut de la langue russe, non-intégration de l'Ukraine à l'OTAN, large autonomie des provinces russophones, partenariat euro-russo-ukrainien) et qui de manière intéressante recoupent les recommandations faites par Henry Kissinger le 5 mars dernier dans le Washington Post, en particulier concernant l'importance d'une neutralisation militaire de l'Ukraine; Poutine pourrait certainement se satisfaire d'une Ukraine stabilisée économiquement et "finlandisée" militairement mais pour le pousser dans cette voie, il faudrait une attitude à la fois plus ouverte à la négociation et plus coercitive (en terme de sanctions économiques potentielles) de la part des Occidentaux.
2°) un scénario d'escalade dont il faut bien comprendre qu'il est sciemment entretenu en Europe et aux USA uniquement dans le but de promouvoir une adoption rapide du nouveau Traité de Libre-Echange Transatlantique en profitant tactiquement de l'ambiance actuelle de rétablissement de la guerre froide (ceci représenterait pour l'Union Européenne un bond en arrière de plus de soixante ans dans la conquête de son autonomie politique et économique) ; les demandes effectuées ce jour par le gouvernement de Kiev d'une assistance de l'OTAN vont évidemment dans le sens du renforcement de l'escalade; si ce scénario l'emporte, Poutine va poursuivre sa pêche en eau trouble à l'Est de l'Ukraine jusqu'à provoquer l'implosion du gouvernement de Kiev (les oligarques de l'Est ont déjà retourné leur veste une fois, et ils la retourneront encore s'ils sentent que le vent tourne) mais cette stratégie serait risquée et aurait également un coût dans sa zone d'influence (Loukachenko et Nazarbaiev finiraient pas se dire qu'ils risquent eux aussi un jour de passer à la moulinette russe sous prétexte de protection des minorités russophones...)
On mesure ici l'absence de réflexion stratégique de la rédaction de Médiapart à l'international, qui tout en combattant à juste raison le projet de Traité de Libre-Échange, se laisse par ailleurs largement emporter par la rhétorique de l'escalade en ce qui concerne l'Ukraine.
Jusqu'ici les Européens, faute de stratégie commune autonome, n'ont fait qu'alternativement mettre de l'huile sur le feu (en jetant l'exclusive contre une négociation tripartite incluant la Russie, alors qu'eux mêmes sont incapables de mobiliser les fonds nécessaires au sauvetage financier de l'Ukraine et que leurs opinions publiques sont hostiles à l'idée d'une entrée de l'Ukraine dans l'UE; ils se sont ainsi mis eux-mêmes dans une situation inextricable) et ouvrir le robinet d'eau tiède (les sanctions adoptées ce jour concernent une vingtaine de Russes et évidemment aucun des gros oligarques russes et ukrainiens de Londongrad et autres lieux: business is business... il n'y a vraiment pas de quoi inquiéter Vladimir Vladimirovitch)
Si la France avait encore une politique étrangère digne de ce nom, au lieu des rodomontades stériles de Fabius, elle pourrait promouvoir un vrai plan de sortie de crise et entraîner l'adhésion de ses partenaires européens continentaux en commençant par les Allemands et les Italiens (les plus réticents seront probablement les Polonais, qui sont aujourd'hui les plus en pointe dans la logique d'escalade). Les points essentiels de ce plan seraient:
- organiser sous contrôle international de nouvelles élections législatives et présidentielles, le nouveau Parlement ayant pour mandat de réformer la constitution dans un sens de meilleure protection de toutes les minorités;
- rejeter clairement toute perspective d'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN afin de rassurer les Russes (qui se sont déjà faits avoir une fois par les promesses de non-élargissement de l'OTAN faites en 1991 et non tenues par la suite)
- prévoir en contrepartie des sanctions économiques massives contre la Russie si elle refuse de jouer le jeu et poursuit ses démarches de déstabilisation du pays (on ne me fera pas croire que Poutine n'a pas les moyens de réfréner les ardeurs de ses partisans à Kharkov ou Donietsk...)
- mise en place de négociation tripartite UE-Russie-Ukraine en vue de la stabilisation économique du pays (car c'est LA tâche urgente).
En attendant que les Européens sortent de leur pusillanimité, Poutine a largement les moyens d'attendre: il contrôle l'Abkhazie de facto depuis 1992 et il peut très bien se contenter d'un statut équivalent pour la Crimée pendant des décennies...