Pour comprendre cette typologie, il faut avoir en tête les deux axes qui l'organisent, un premier axe (disons vertical) représente le degré de confort économique et un second axe, orthogonal au premier, et s'étirant de gauche à droite représente le positionnement idéologique. Il convient également de garder présent à l'esprit ce que disait Bourdieu de ce genre d'exercice: "La typologie est le degré zéro de la sociologie".
Le long du premier axe se dessinent trois strates:
- ceux qui ressentent fortement l'ajustement des prix des services et les mesures anti-redistributives prises par Macri et en particulier les retraités, les travailleurs autonomes et les enseignants (en particulier les enseignants). Comme nous le disait une vieille amie: « Nous pensions faire partie de la classe moyenne moyenne, mais nous nous sentons glisser vers la classe moyenne basse ».Ceux-là continuent par réflexe à épargner en dollars mais ont renoncé cet été à prendre des vacances coûteuses et/ou à leur abonnement de téléphone fixe;
- ceux qui parviennent à sauver les apparences et à maintenir leur style de vie consumériste au prix d'un endettement croissant (il faut avoir vu les portègnes jongler avec trois ou quatre cartes de débit et de crédit au moment de passer à la caisse et discuter le pour et le contre de payer en trois ou six mensualités); ceux-là, surtout les plus jeunes, restent avides de voyages aux USA ou en Europe, quitte à différer l'achat de biens durables (ils continuent de louer cher leur appartement ou se passent de voiture, bien que ce soit un objet de statut indispensable dans ce milieu mais aussi coûteux qu'un petit appartement); ou bien ils se précipitent sur les nouveaux crédits hypothécaires indexés quitte à se retrouver étranglés par l'envolée des taux d'ici deux à trois ans (nouvelle crise des subprimes en vue);
- Ceux des professions libérales qui conservent des revenus confortables (dont une bonne partie au noir) sont depuis longtemps déjà propriétaires de leur vaste appartement et d'une maison à la campagne et ils continuent d'aller passer un mois par an à Miami ou ailleurs...
L'autre axe est aujourd'hui comme hier extrêmement polarisé et n'a que deux positions vraiment discernables: les pro- et les anti-Macri (de même qu'il y a deux ans et demi il n'y avait que des pro et anti-Cristina), car le centrisme mi-chèvre mi-chou n'est pas la tasse de thé des Argentins.
Ce qui nous donne 3 x 2 = 6 cases pour ranger tous nos Argentins et Argentines de classe moyenne sans nous encombrer de nuances inutiles.
De gauche à droite et de bas en haut nous avons donc 6 groupes d'inégale importance que j'appelerai les furieux, les résignés, les grognons, les philosophes, les inquiets et les béats.
Les plus furieux sont les plus anti-Macri d'un point de vue idéologique et aussi les plus directement impactés économiquement, et ils râlent contre tout ce qui les opprime: l'inflation galopante, le « tarifazo » (les hausses brutales de l'eau, du gaz et de l'électricité), les privilèges et la corruption des politiciens et des juges, et ils sont souvent dans une démarche qu'on qualifierait chez nous de poujadiste.
Les résignés sont les pro-Macri qui se retrouvent en première ligne des victimes de sa politique et dont le refrain est « es lo que hay » (c'est ce qu'il y a). Leur anti-kirchnérisme les maintient pour l'instant dans l'orbite de Cambiemos. Ils sont nettement moins optimistes que l'an passé mais continuent de se raccrocher au vague espoir d'une amélioration de leur situation personnelle et de celle du pays.
Les grognons souffrent moins du « tarifazo » que les furieux et certains sont même prêts à admettre la nécessité d'augmenter les prix et de réduire les subventions; leur râlerie est surtout morale: ils s'agacent du discours uniformément pro-Macri des médias dominants, et contre les biais du Parti Judiciaire qui instruit à charge contre les fonctionnaires du gouvernement précédent et à décharge vis-à-vis des technocrates et hommes d'affaire aux combines douteuses qui forment l'entourage de Macri.
Les philosophes ont voté Macri par anti-kirchnérisme, mais ils n'en attendent pas grand chose pour eux-mêmes. Ils justifient volontiers les « réformes »néo-libérales du gouvernement et les efforts de la Banque Centrale pour contenir la hausse du dollar conviennent à leur soif de voyages à crédit et de biens de consommation importés. Ils traitent par l'indifférence le baratin moderniste de Macri et son équipe avec le refrain « De toute façon, ce sont tous des politiciens ».
Les inquiets n'ont pas jusqu'ici observé de détérioration de leur situation personnelle et leurs préoccupations sont davantage macro-économiques (l'inflation toujours très élevée, l'endettement du pays qui s'accroît à toute allure, les déficits fiscaux et commerciaux, la fuite des capitaux) et leur font craindre un violent choc en retour du type de la crise de 2001; les plus motivés anti-idéologiquement ne prônent pourtant pas un retour au kirchnérisme, mais plutôt une politique de type social-démocrate avec un État plus efficient.
Les béats ne se sont pas encore remis de la divine surprise qu'a été pour eux la double victoire de Macri et de Cambiemos, mais ils sont de moins en moins nombreux et surtout nettement moins communicatifs pour faire partager leur enthousiasme.