Aleksandr Toufanov (1877-1943) naquit à Saint-Pétersbourg et se destinait à l'enseignement après son diplôme en 1897, mais considéré comme politiquement peu fiable du point de vue de l'autocratie tsariste, il subit plusieurs périodes d'exil politique.
Il publia à partir de 1915 de la poésie de style symboliste avant d'évoluer vers des expérimentations d'avant-garde. Il passa les années de la guerre civile dans le nord et revint à Pétrograd en 1922 pour devenir correcteur d'imprimerie. Il traduisit des histoires d'H.G. Wells et participa avec ses créateurs Khlebnikov et Kharms au mouvement expérimental Zaoum consistant à jouer sur des sonorités de mots pris dans différentes langues sans souci de syntaxe ni de sémantique (le Zaoum inspirera les dadaïstes et plus tard les lettristes). Il fréquenta à partir de 1925 les membres d'Obériou Kharms et Vvedenskii et fut arrêté avec eux en 1931 puis condamné à trois ans de camp. Après sa peine, il se mit à traduire des pièces de Shakespeare et travailla à partir de 1936 dans un institut pédagogique à Novgorod. En juillet 1941, Novgorod est bombardé et il s'enfuit plus à l'Est. Autorisé à s'installer à Galitch, dans l'oblast de Kostroma, il y meurt d'épuisement début 1943.
Voici un échantillon de sa production en Zaoum:
Весна
Сиин соон сиий селле соонг се
Сиинг сеельф сиийк сигналь сеель синь
Лии левиш лаяк ляйсиньлюк
Ляай луглет ляав лилиин лед
Соасиинь соо сайленс саайсед
Суут синк соон росин сааблен
Пяадлюсон лиилиляаслюб
Соолёнсе сеереесеелиб.
Plutôt qu'une traduction en voici une translittération:
Printemps
Siin soon siiï séllé soong se
Siing séélf siiïk signal séél sin
Lii levich laïak liasinliouk
Liaaï louglet liaav liliin led
Soasiin soo saïlénse saaïsséd
Souout sink soon rossine saablène
Piaadliouson liililiaaslioub
Soolionsé sééréésséélib
Notes sur le texte et la traduction:
Ce poème proto-lettriste de Toufanov associe des translittérations interlangues à des effets d'allitérations. Dans ce poème, les allitérations liquides en 'L' et sifflantes en 'S' s'entremêlent, ce qu'on peut interpréter comme une évocation sonore combinant l'écoulement des eaux du dégel avec des sifflements d'oiseaux.
On peut y repérer des translittérations (plus ou moins déformées) de mots anglais ('soon', 'song', 'see', 'sing', 'self', 'signal', sin', 'silence', 'soot', 'sink') ou français ('sellé', 'se', 'cynique', 'selle', 'sablé')
On peut aussi relever des mots russes noyés dans ce magma sonore comme синь (bleu), et aussi лед (glace, mais privé de son tréma), луг (pré) ou люб (cher, au sens de l'affection.)
Du point de vue de la morphosyntaxe, l'auteur prend soin d'introduire des assemblages qui ressemblent à des formes verbales (левиш, луглет) ou participiales-adjectivales courtes (сааблен, росин.)
Cependant c'est сигналь (le nom 'signal' ou bien l'impératif 'signale!') qui ressort comme le seul "vrai" mot émergeant du texte, en un pied de nez à l'entendement commun.