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Michel DELARCHE

retraité de l'ingénierie informatique et aéronautique et de l'enseignement dit supérieur (anglais de spécialité), écrivain et esprit curieux

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Billet de blog 18 septembre 2018

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Nous et eux (1/6) : l’universalité du tribalisme

Dans cette série de billets, je vous propose quelques éléments de réflexion sur le tribalisme moderne. Je commencerai par décrire les racines biologiques et anthropologiques du phénomène puis les nouvelles formes qu’il a prises et son développement dans les pays avancés. Je conclurai par quelques suggestions pour réguler ce qui est devenu un fléau politique de notre temps.

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Lorsque Jean-Marie Le Pen déclarait « Je préfère ma famille à mes amis, mes amis à mes voisins, mes voisins à mes compatriotes, mes compatriotes aux Européens. » pour justifier sa politique dite de préférence nationale, il exprimait au début de sa phrase sa préférence pour le groupe de parenté (‘kin group’ : je noterai au fil du texte quelques mots-clés en anglais qui vous permettront de mener efficacement vos propres recherches dans la littérature scientifique si vous le souhaitez).

La version purement biologique du tribalisme entendu comme préférence systématique du génétiquement proche vis-à-vis du génétiquement distant s’exprime dans de nombreuses espèces, pas forcément très évoluées (des expériences scientifiques ont montré que la préférence pour le groupe de parenté proche existe chez les iguanes verts, par exemple) et le fait que, par cette déclaration, Jean-Marie Le Pen nous éclaire sur ses accointances intellectuelles avec le racisme biologique (et accessoirement sur sa proximité avec les iguanes verts) n’a rien de très surprenant...
Du point de vue de la résistance à la pression des autres espèces et à la concurrence d’autres groupes de la même espèce, l’intérêt de cette préférence biologique est la maximisation de la probabilité de survie d’un pool génétique partagé et cet instinct de protection du génétiquement plus proche, fût-ce en sacrifiant au passage quelques membres du groupe et a fortiori d’autres membres de l’espèce, génétiquement plus éloignés du groupe, existe chez homo sapiens comme dans les autres espèces animales et il est utile d’en être conscient. Toute condamnation morale de cette préférence est non pertinente, puisqu’elle est un élément de la nature humaine en sa part la plus animale.

Chez les espèces les plus évoluées, munies de structures familiales et sociales complexes, le biologique se mâtine de culturel et le clan puis la tribu deviennent les groupes sociaux de référence, d’où proviennent les termes de clanisme ou de tribalisme désignant l’exacerbation de ces comportements. La notion de tribu étant la plus large, c’est celle que j’ai retenue pour cette discussion.
Le tribalisme, c’est donc l’expression d’une préférence excessive pour le « nous » au détriment de ceux que l’on décrit par « eux » au sens de « ceux qui ne sont pas comme nous », le contour du « nous » variant selon les lieux et les époques. Cette flexibilité du tribalisme est d’ailleurs ce qui le rend difficile à cerner et à combattre, y compris en son propre for intérieur.

Le sentiment identitaire d’appartenance à un groupe a des effets positifs sur ses membres, y compris des effets physiques de bien-être qui sont détectables au niveau de la biologie du cerveau : activation des centres de la récompense et élévation du taux d’oxytocine dans le cerveau lorsque des événements positifs touchent des membres du groupe (et ce même si l’individu n’en est pas personnellement bénéficiaire). Dans le cas où des rivalités anciennes entre groupes existent, ces centres sont également activés lorsque des événements négatifs touchent un groupe adverse.
Il n’est donc pas besoin de faire l’hypothèse d’une disposition particulière au sadisme pour expliquer de mauvais traitements infligés ou simplement la manifestation d’une joie mauvaise à voir souffrir des membres d’autres groupes considérés comme ennemis ou rivaux : ce genre de réactions spontanées qu’on qualifie volontiers de « tripales » sont en fait cérébrales et c’est le revers de la médaille des agréments qu’apporte, aux animaux sociaux que nous sommes, le sentiment d’appartenance.

On évoque souvent le clanisme comme un obstacle au développement de la démocratie dans les pays arabes (en Libye ou en Irak, par exemple) et le tribalisme est à juste raison dénoncé par les progressistes africains comme une des armes démagogiques qu’emploient les dictateurs post-coloniaux pour se maintenir au pouvoir.
Mais le tribalisme n’est pas réservé aux pays réputés sous-développés : de l’entre-soi des dominants si bien décrit par les spécialistes ironiques de l’étude sociologique des beaux quartiers que sont les Pinçon-Charlot au communautarisme ethno-religieux de certains groupes, qu’ils soient socialement dominants ou dominés, le tribalisme est omniprésent, y compris dans les rituels de fête intra-groupes ou les bagarres inter-groupes des supporteurs de football.
Sur ce dernier point, une expérience de psychologie expérimentale a pu faire émerger des comportements de préférence intra-groupe et d’antagonisme inter-groupe chez des adolescents rien qu’en créant arbitrairement deux groupes, l’un muni de maillots bleus et l’autre de maillots rouges, sans que rien d’autre ne les différencient au départ de l’expérience (la répartition entre les deux groupes étant tirée au sort).
Le comportement sommairement tribal des quelques milliers d’excités qui s’entre-insultent lors des rencontres PSG-OM est donc finalement « normal » plutôt qu’exceptionnel.

Ainsi, le tribalisme est un produit spontané de la nature humaine, ayant de profondes racines, pour partie biologiques et pour partie culturelles, ce qui le rend facile à susciter et difficile à endiguer. Être conscient de tout cet arrière-plan biologique et anthropologique constitue un premier pas indispensable pour combattre le tribalisme dans ce qu’il a d’excessif et de délétère sans pour autant nier les vertus protectrices du groupe vis-à-vis des individus qui le composent ni les bénéfices psychologiques du sentiment d’identification à un groupe.

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