Guernica est cette bourgade basque, rendue à jamais célèbre par un tableau de Picasso, qui fut en partie détruite par un bombardement incendiaire de l'aviation nazie alliée des franquistes.
À Guernica, en 1937, il y avait 7000 habitants et aucune force armée en ville. Les brutes nazies de la Légion Condor y tuèrent et blessèrent à l'heure du marché entre 2000 et 3000 personnes d'après les chiffres officiels, soit un tiers de la population.
À Alep-Est, il y avait au début de l'offensive du régime de l'ordre de 100 000 habitants et une dizaine de milliers de combattants. Il semble qu'entre quelques centaines et un millier de civils aient péri du fait des bombardements russes des dernières semaines et il y a eu par ailleurs des milliers de blessés, soit quelques pour cent de la population. C'est toujours quelques pour cent de trop, mais ce n'est pas Guernica.
Assimiler Alep-Est à Guernica, c'est surtout commettre trois erreurs d'analyse en une:
- confondre une action militaire menée de manière brutale et indiscriminée contre une force de résistance elle aussi de nature militaire (et qui ne se privait pas non plus de tirer tout aussi aveuglément en direction de l'autre moitié de la ville) avec une action de pur terrorisme contre des civils désarmés ;
- surestimer l'importance militaire des bombardements aériens alors que l'essentiel de l'opération d'encerclement et de réduction de la poche rebelle d'Alep-Est reposait, comme à Mossoul, sur la progression des troupes au sol (fournies en bonne partie par les alliés du régime: Iraniens et Hezbollah) ;
- imaginer d'avance un gigantesque massacre de la population civile des quartiers rebelles (l'ONU a néanmoins cité le chiffre de 82 exécutions sommaires) alors que se mettait en place (avec des retards multiples imputables à la mauvaise volonté des différents acteurs et pas uniquement celle du régime et des milices chiites) un échange négocié de l'évacuation des Alépins contre celle de deux villages chiites assiégés dans une zone rebelle plus à l'ouest.
Mediapart n'a pas le monopole de ce genre de dérapage émotionnel et sensationnaliste, même si certains y font trop souvent du journalisme “à l'estomac” au sens ou Julien Gracq parlait de “littérature à l'estomac”.
Et ce faisant, ils se privent (et nous privent) d'un peu plus de lucidité sur l'analyse de la situation:
1°) contrairement à ce qui se dit et lit un peu partout, Poutine n'est pas devenu le maître du jeu: le principal acteur régional qui voit sa position renforcée par la prise d'Alep est l'Iran.
2°) la force de Poutine est qu'il a, contrairement aux Occidentaux, des objectifs stratégiques limités et les moyens de les atteindre (principalement, maintenir la base navale de Tartous et secondairement participer aux discussions sur l'avenir de la Syrie); sa faiblesse est le revers de sa force: de la même façon que l'annexion de la Crimée a en fait réduit sa capacité à peser sur la politique ukrainienne (alors que la Crimée intégrée à l'Ukraine votait à 90% pour des représentants pro-russes au Parlement ukrainien), les récents bombardements massifs sur Alep ne vont pas améliorer sa crédibilité en tant qu'ami de la Syrie auprès de beaucoup de Syriens, et pas seulement parmi les bombardés d'Alep.
3°) certains géo-stratèges en chambre nous parlent d'Alep comme faisant partie de la “Syrie utile” mais c'est oublier qu'Alep n'était déjà plus après des années de guerre civile que l'ombre de la grande cité qu'elle était auparavant. Tous ceux qui avaient pu et voulu quitter cette ville l'avaient fait depuis longtemps: j'avais rencontré il y a trois ans chez des amis grenoblois un universitaire scientifique alépin qui avait fait sa thèse en France et qui, parlant le français et ayant des connexions locales a pu d'abord s'installer chez des amis français, obtenir un contrat de travail, puis s'installer et enfin faire venir sa famille restée entre temps bloquée plusieurs mois à Istanbul. Je doute que lui et sa famille rentrent de sitôt dans leur pays. Aujourd'hui, il n'y a hélas plus d' “Alep utile”, car ceux qui restent sont les plus pauvres et les moins qualifiés, ou les plus fanatiques, toutes tendances confondues, ce qui ne facilitera pas la reconstruction du pays.
4°) d'autres envisagent une partition du pays, mais c'est ignorer l'environnement géopolitique: les Turcs ne veulent pas d'une région kurde, le régime veut continuer à se présenter comme le protecteur commun de tous les non-sunnites, les puissances du Golfe qui soutiennent la majorité relative sunnite ne désespèrent pas de finir par prendre par ce biais le contrôle de l'ensemble du pays. Bref, parmi les puissances environnantes, personne n'a intérêt à la partition du pays, même si des transferts forcés de population visant à renforcer l'homogénéité clanique et religieuse de certaines zones ont déjà eu lieu et se poursuivront comme le montrent les échanges en cours.
Après quelques autres mois ou années de cette épouvantable guerre civile dont la responsabilité première incombe à la dictature baasiste, et la responsabilité seconde aux puissances occidentales soutenant trop mollement l'opposition avant son écrasement puis s'empêtrant dans leurs contradictions, et aux pétromonarchies qui ont joué la carte du fanatisme religieux sunnite, l'épuisement des uns et des autres finira par imposer un cessez-le-feu général puis des négociations pilotées principalement par les divers parrains du voisinage: Turquie, Iran, Arabie Séoudite. Les Occidentaux n'auront guère voix au chapitre et les Russes se contenteront de veiller à préserver leurs intérêts locaux, quitte à sacrifier leur ami Bachar lorsqu'il sera devenu pour eux davantage un problème qu'une solution.
Ensuite, ce pays mal réunifié deviendra probablement pendant encore des années un État faible et dysfonctionnel, miné par le clanisme, la corruption, les peu contrôlables milices de diverses obédiences. Bref, un pays assez semblable au Liban voisin.
Pas très prometteur certes, mais quand même beaucoup mieux que cette guerre atroce qui tarde à finir et où il n'y a que des perdants.