Depuis deux semaines, l'Argentine "turbule": les grèves des polices provinciales (en fait il s'agit d' "auto-casernement" (acuartelamiento) puisque les policiers n'ont pas le droit de grève ni même celui d'être syndiqué) pour demander des augmentations de salaire en rapport avec l'inflation réelle (environ 30% cette année)) ont été mises à profit par la délinquance semi-organisée des grandes villes de province (souvent de mèche avec les policiers) pour piller magasins et commerces (les petits commerçants chinois étant souvent une cible privilégiée).
Les gouverneurs de province, pris par surprise et complètement dépassés par les événements, se sont retournés vers l'état fédéral qui a envoyé des renforts de gendarmerie. Et ces pauvres gouverneurs ont accordé précipitamment aux policiers des hausses de salaire de 50 à 80% sans trop se préoccuper de l'état du trésor public.
Il convient au passage de relativiser la grande misère policière, car les flics argentins ont depuis toujours l'habitude d'arrondir leurs fins de mois en rackettant les commerçants et les prostituées, voire en organisant divers trafics de concert avec les milieux délinquants voire avec le milieu tout court: rien que cette année, deux responsables provinciaux de police et un certain nombre de leurs subordonnés (commissaires, sous-commissaires, sergents...) ont été arrêtés pour complicité de trafic de stupéfiants.
Les premiers jours, les kirchnéristes ne voyaient pas d'un mauvais oeil que leurs opposants péronistes ou radicaux se retrouvent en difficulté, à commencer par l'ineffable De La Sota (le gouverneur de Cordoba) qui est un des adversaires les plus acharnés de la présidente Cristina Fernandez de Kirchner (CFK). La Présidente a même organisé dans le cadre de la célébration des 30 ans du retour à la démocratie (élection d'Alfonsin en 1983), une grande fête dansante qui était pour le moins malvenue dans l'état du pays: tant la réaction de CFK que la cécité des gouverneurs sur la situation sociale dans leurs provinces respectives montre que la classe politique (y compris chez les péronistes, ce qui est nouveau) vit totalement dans une bulle sans percevoir l'état réel du pays.
Après la rapide victoire en rase campagne des policiers de Cordoba, l'agitation a rapidement gagné les autres provinces et maintenant les enseignants et le personnel hospitalier qui sont encore plus mal lotis que les policiers (pas la moindre perspective de racket juteux à se mettre sous la dent) ont également commencé à s'agiter et à réclamer des augmentations... sans parler des camionneurs (dont le chef Moyano est au syndicalisme ouvrier à l'européenne ce que Jimmy Hoffa était aux idéalistes de l'IWW et du New Deal réunis...)
Du coup, le pouvoir central tente maintenant de parer au plus pressé, ayant gardé en mémoire le souvenir encore brûlant des émeutes et pillages de décembre 2001 (à l'époque suscitées puis instrumentalisées par les péronistes à partir des banlieues pauvres de Buenos Aires) et de la peu glorieuse fuite en hélicoptère du président De La Rua depuis le toit de la Casa Rosada (je me trouvais à Buenos Aires à cette époque-là, et j'ai essayé dans mon roman "Les Neiges du temps" de restituer l'ambiance tantôt cocasse et tantôt tragique de cette décade chaotique).
Cette situation est en premier lieu le produit de l'incurie et de l'irresponsabilité des politiciens: le très clientélaire et démagogue De La Sota a multiplié par deux en 10 ans le nombre de policiers mal payés et peu formés dans sa province, sans résultat tangible au niveau de la sécurité publique (et pour cause...)
Plus globalement, on s'aperçoit, trente ans après la fin de la dictature, que le ménage n'a jamais été fait dans la police: les policiers-gangsters des années noires ont continué à sévir, les moutons noirs virés de la Fédérale se sont recasés dans les polices provinciales ou municipales ou dans la "sécurité privée" (nom pudique donné à l'activité fort lucrative de location de gros bras à tout faire.)
De plus, face à la demande du public de renforcer la lutte contre l'insécurité (complaisamment relayée par des médias locaux n'ayant rien à envier à TF1 en matière de bassesse et de démagogie) la pente clientélaire a été la plus forte et l'on a recruté, comme chez nous dans bien des municipalités de tous bords, un tas de néo-policiers sans prendre le temps de les former correctement et ils ont rapidement adopté toutes les mauvaises habitudes des paléo-flics. Arbitraire, brutalité et corruption vont d'ailleurs de pair, comme le disait déjà Rodolfo Walsh il y a bientôt cinquante ans : "Los del gatillo facil son los mismos de la mano en la lata".