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retraité de l'ingénierie informatique et aéronautique et de l'enseignement dit supérieur (anglais de spécialité), écrivain et esprit curieux

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Billet de blog 20 décembre 2016

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Quand l'Argentine n'était pas toute blanche

Depuis quelques années, on voit de plus en plus de Noirs dans les rues de Buenos Aires, et pas uniquement des touristes brésiliens. Cette “minorité visible” comme on dit, n'était jadis pas si minoritaire que cela en Argentine, et c'est l'histoire de sa disparition physique et de son invisibilisation idéologique que je voudrais évoquer brièvement dans ce billet.

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Depuis quelques années, on voit de plus en plus de Noirs dans les rues de Buenos Aires, et pas uniquement des touristes Brésiliens:
sur la promenade autour des lacs de Palermo, par exemple, de nombreux Africains vendeurs de bibelots installés à même le sol ressemblent comme des frères aux vendeurs de petites tours Eiffel du Champ de Mars.
Cette “minorité visible” comme on dit, n'était jadis pas si minoritaire que cela en Argentine, et c'est l'histoire de sa disparition physique et de son invisibilisation idéologique que je voudrais évoquer dans ce billet.
J'ai été amené à creuser le sujet ces dernières années en écrivant mon quatrième roman argentin “Eau courante, eau dormante” dont un des thèmes est la recherche de traces des nombreux esclaves africains qui furent déportés d'Angola ou du Golfe de Guinée vers le Rio de la Plata.
Dans la représentation que se font les Argentins de leur propre identité, une arrogante certitude s'est longtemps imposée avec la force de l'évidence: la spécificité de l'Argentine, et particulièrement de Buenos Aires, est d'être un pays européen, peuplé de Blancs et donc génétiquement et culturellement supérieur aux “Indios” chiliens, boliviens, et paraguayens comme aux “Negros” brésiliens.
Certes, depuis quelques années, il est devenu de bon ton dans les milieux éduqués d'évoquer le génocide infligé aux Indiens à la fin du 19ème siècle par la Campagne du Désert du général Roca puis par les colons britanniques de la Patagonie. Il est périodiquement question de déboulonner la statue équestre de Roca dans la Diagonale Sud, mais la Droite nationaliste s'étrangle d'indignation et le projet est abandonné (le même phénomène est observable à propos des tentatives récurrentes de débaptiser la rue Ramon Falcon, du nom d'un des pires assassins militaro-policier du début du 20ème siècle qui fut tué par l'anarchiste russe Simon Radowitzky; il existe même un tango célébrant la mort de Falcon par le refrain sans nuance: “Ciao Ramon, Gracias Simon”.)
Mais la destruction des Noirs d'Argentine n'a pas encore obtenu autant de place que celle des Indiens dans la révision du “roman national” argentin. Et pourtant, l'histoire mythifiée de la guerre d'Indépendance a son héros noir “El Negro Falucho”, dont la statue est installée sur un rond-point à l'intersection des avenues Santa Fe et Luis-Maria Campos:

Illustration 1
Statue de Falucho à Palermo © Michel DELARCHE


Falucho, soldat des troupes de San Martin dans l'expédition au Pérou, aurait été fait prisonnier et fusillé par les Espagnols à Callao pour avoir refusé de saluer le drapeau royaliste et on peut le comparer à la figure de Joseph Bara dans le roman national de la Révolution Française.
La presque illisible plaque apposée sur le piédestal précise que: “Ce monument à l'héroïque Noir de Callao symbolise en même temps que sa gloire celle de toute sa race, [qui fut] grande dans la guerre d'indépendance et dans toutes les luttes pour la liberté et l'honneur national”. On notera au passage l'emploi maintenant devenu très politiquement incorrect du terme de “race” pour qualifier les Noirs d'Argentine...
Les honneurs ainsi rendus à l'héroïsme de Falucho masquent la réalité d'un durable négationisme raciste vis-à-vis des souffrances de la communauté noire.
Il fut longtemps de bon ton de prétendre que les esclaves importés en Argentine (le plus souvent en contrebande, et ce juteux négoce a contribué à arrondir bien des fortunes bourgeoises naissantes) étaient mieux traités que leurs congénères emmenés au Brésil.
Les travaux des historiens des dernières décennies, et en particulier l'ouvrage pionnier d'Elena de Studer sur la traite des Noirs dans le Rio de la Plata au 18ème, ont réfuté ces auto-complaisantes légendes portègnes en décrivant les multiples mauvais traitements auxquels les esclaves étaient usuellement soumis (y compris le marquage au fer rouge).
Au 18ème siècle, le monopole officiel de l'importation d'esclaves fut un temps concédé aux négociants français avant de passer aux Anglais (le marché aux esclaves se trouvait près de l'actuelle gare de Retiro).
Depuis le port de Buenos Aires (ou depuis des zones de débarquements clandestins situées plus au nord et alimentées depuis Montevideo) les esclaves étaient ensuite distribués dans les campagnes autour de Buenos Aires ou envoyés dans les régions de l'intérieur. Seulement un quart restait sur place, car le reste étaient envoyé vers le Chili ou le Potosi et pour une petite partie vers les villes de l'intérieur (les deux plus peuplées étant Cordoba et Santiago del Estero) et leurs exploitations agricoles.
Les esclaves africains représentaient dans la seconde moitié du 18ème siècle de l'ordre de 25% de la population dans la région de Buenos Aires et carrément la moitié de la population rurale occupée à l'élevage et aux travaux des champs.
Lors de la première invasion anglaise de 1805, l'amiral anglais Beresford voulut d'abord se concilier les esclaves en leur promettant la liberté, mais les bourgeois de Buenos Aires le convainquirent que la fin de l'esclavage provoquerait l'effondrement de l'économie et il revint sur sa promesse, ce qui conduisit les esclaves déçus à se joindre à la lutte contre l'envahisseur anglais puis ultérieurement à la lutte pour l'indépendance, les révolutionnaires ayant à leur tour promis l'émancipation aux combattants.
Les principaux dirigeants civils et militaires de la lutte pour l'Indépendance étaient francs-maçons et prenaient leur inspiration dans l'esprit des Lumières et dans l'alors toute récente Révolution Française, et le Libertador San Martin abolissait les corvées imposées aux Indiens partout où son armée passait, ce qui lui valut de solides inimitiés au sein de l'oligarchie tant argentine que chilienne ou péruvienne.
Les dirigeants les plus conservateurs de la toute jeune république argentine, comme Puerreydon ou Rivadavia, ne manquèrent pas de rétablir l'esclavage, suivant ainsi l'exemple de Napoléon aux Antilles, et l'esclavage ne sera finalement aboli qu'en 1853 (à rapprocher de l'abolition de 1848 en France).
La longue et sanglante guerre d'Indépendance contre les loyalistes espagnols fut l'occasion d'une première grande saignée dans la population noire, et si les survivants y gagnèrent la liberté, ils continuèrent ensuite d'être discriminés et confinés aux métiers considérés comme les plus dégradants tels que le maniement des cadavres humains et animaux ou l'équarrissage dans les abattoirs (ceci fait penser au statut des “burakumin” japonais, mais ne nous égarons pas).
La deuxième extinction massive de la population noire argentine eut lieu lors de la grande épidémie de fièvre jaune de 1871. Les Noirs furent chargés de convoyer les cadavres infectés et furent empêchés militairement de quitter les bas-quartiers les plus malsains le long du Riachuelo (du côté de l'actuel quartier de La Boca) et près du port (ce que l'on appelait alors El Bajo) ainsi que le centre ville bourgeois d'alors (quartier de San Telmo) alors que les classes aisées partirent s'installer dans ce que l'on appela Barrio Norte.
Dans les décennies qui suivirent, le métissage fit progressivement disparaître ce qui restait de négritude à Buenos Aires, mais non sans que les fêtes nocturnes des descendants d'esclaves eussent le temps de léguer à l'Argentine les prenantes musiques qui font aujourd'hui sa réputation universelle: la milonga (dérivé de “mulunga” mot désignant tantôt une réunion agitée tantôt un lieu dédié à la palabre) et évidemment le tango (dérivé de “sango” désignant la prééminence des percussions dans le tango noir des origines, et renvoyant à “Shango”, dieu yoruba du tonnerre).

Quelques références utiles pour les lecteurs de ce billet que le sujet intéresse:
La Argentina colonial (R. Fradkin & J.C. Garavaglia)
La Trata de Negros en el Rio de La Plata durante el siglo XVIII (E. de Studer)
Las Invasiones inglesas (C. Roberts)
Huellas et legados de la esclavitud en las Américas (M. Pineau ed.)
Tango Negro (J. C. Caceres)

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