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retraité de l'ingénierie informatique et aéronautique et de l'enseignement dit supérieur (anglais de spécialité), écrivain et esprit curieux

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Billet de blog 21 octobre 2024

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Vvédenskii, poète absurdiste désenchanté et lancinant

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Aleksandr Vvédenskii (1904-1941) natif de Saint-Pétersbourg était le fils d'un haut fonctionnaire et d'une gynécologue. Il commence à écrire des poèmes dès le début des années 1920. Il se marie en 1921 et commence des études de Droit qu'il abandonne rapidement.

Il fut d'abord proche des futuristes dont il rejoint le groupe de Pétrograd en 1924. puis, du fait de sa rencontre avec Daniil Kharms, rejoint le groupe ObeRIou (Groupement de l'Unique Art Réel), qui célèbre et pratique l'absurde et le primitivisme et s'oppose au "réalisme socialiste" tout en organisant des évènements en forme de happenings provocateurs qui font scandale. Pour gagner sa vie, Vvédenski écrit dans des magazines pour enfants et traduit des contes de Grimm.

Considéré comme les derniers gauchistes, les membres d' ObeRIou subissent la répression stalinienne. Suite à une campagne de presse contre sa poésie "apolitique", Vvedenskii est arrêté en 1931 et exilé à Koursk pendant un an. De retour à Leningrad, il devient membre de l'Union des Ecrivains en 1934 grâce à ses poèmes pour enfants, car sa poésie pour adultes ne sera pas publiée de son vivant. En 1936, il s'installe à Kharkov avec sa seconde épouse. Il est de nouveau arrêté en 1941 pour "agitation contre-révolutionnaire" et meurt d'une pleurésie au cours de son transfert à Kazan, organisé en raison de l'avancée des troupes allemandes. Il sera réhabilité en 1964.

Parmi les anthologies en français, seule celle d'Efim Etkind publiée chez Maspéro en 1983 contient un poème de Vvédenskii iintitulé Élégie traduit par A. Markowicz sous le titre de Thrène.

Ses œuvres complètes ont été publiées en français en 2002 par un collectif de traducteurs aux éditions de la Différence mais sont aujourd'hui introuvables en librairie.

Voici un long poème représentatif de sa façon de jouer avec les mots.

Значенье моря

чтобы было все понятно
надо жить начать обратно
и ходить гулять в леса
обрывая волоса
а когда огонь узнаешь
или в лампе или в печке
то скажи чего зияешь
ты огонь владыка свечки
что ты значишь или нет
где котел где кабинет
вьются демоны как мухи
над кусочком пирога
показали эти духи
руки ноги и рога
звери сочные воюют
лампы корчатся во сне
дети молча в трубку дуют
бабы плачут на сосне
и стоит универсальный
бог на кладбище небес
конь шагает идеальный
наконец приходит лес
мы испуганно глядим
думая что это дым
лес рычит поднявши руки
лес волнуется от скуки
шепчет вяло я фантом
буду может быть потом
и стоят поля у горки
на подносе держат страх
люди звери черногорки
веселятся на пирах
бурно музыка играет
и зыряне веселятся
пастухи пастушки лают
на столах челны крутятся
а в челнах и там и тут
видны венчики минут
здесь всеобщее веселье
это сразу я сказал
то рождение ущелья
или свадьба этих скал
это мы увидим пир
на скамье присядем трубной
между тем вертясь как мир
по рукам гремели бубны
будет небо будет бой
или будем мы собой
по усам ходили чаши
на часах росли цветы
и взлетали мысли наши
меж растений завитых
наши мысли наши лодки
наши боги наши тетки
наша души наша твердь
наши чашки в чашках смерть
но сказали мы однако
смысла нет в таком дожде
мы как соли просим знака
знак играет на воде
холмы мудрые бросают
всех пирующих в ручей
в речке рюмки вырастают
в речке родина ночей
мы подумав будто трупы
показали небу крупы
море время сон одно
скажем падая на дно
захватили инструменты
души ноги порошки
и расставив монументы
засветив свои горшки
мы на дне глубоком моря
мы утопленников рать
мы с числом пятнадцать споря
будем бегать и сгорать
но однако шли года
шел туман и ерунда
кто упал на дно морское
корабельною доскою
тот наполнился тоскою
зубом мудрости стучит
кто на водоросли тусклой
постирать повесил мускул
и мигает как луна
когда колышется волна
кто сказал морское дно
и моя нога одно
в общем все тут недовольны
молча вышли из воды
позади гудели волны
принимаясь за труды
корабли ходили вскачь
кони мчались по полям
и была пальба и плач
сон и смерть по облакам
все утопленники вышли
почесались на закат
и поехали на дышле
кто был беден кто богат
я сказал я вижу сразу
все равно придет конец
нам несут большую вазу
там цветок и бубенец
это ваза это ловко
это свечка это снег
это соль и мышеловка
для веселья и для нег
здравствуй бог универсальный
я стою немного сальный
волю память и весло
слава небу унесло

Ma traduction:

Ce que la mer signifie

Afin que tout devienne clair
Il faut commencer à l'envers
Dans les bois aller promener
Les cheveux les faire couper
Et quand tu reconnais la flamme
Dans la lampe ou bien dans le poêle
Dis ce qui fait que tu te pâmes
Toi feu régnant sur la chandelle
Ce que tu signifies ou non
Où sont l'armoire et le chaudron
Des démons tournoient comme des
Mouches sur un gâteau coupé
Ces esprits-là ont exposé
Leurs cornes, leurs bras, leurs pieds
De succulents animaux s'étripent
Les lampes se tordent dans la torpeur
Des enfants muets soufflent dans la pipe
Dans un pin des femmes versent des pleurs
Et puis universel se tient
Dieu au céleste cimetière
Une forêt arrive enfin
Le cheval idéal erre
Nous regardons remplis d'effroi
Pensant que c'est de la fumée
La forêt gronde en levant les bras
Elle est par l'ennui énervée
Murmure que je suis un spectre
Plus tard je le serai peut-être
Les champs près de la colline
Gardent sur un plateau la frousse
Les brutes monténégrines
S'amusent en faisant carrousse
La musique joue du tonnerre
Et les Zyriens font la fête
Les bergers aboient aux bergères
Sur les tables tournoient des barques
Mais ici et là dans les barques
Se voient des corolles d'instants
Là est de tous l'amusement
Moi tout de suite je l'ai dit
C'est la naissance d'un canyon
Ou bien ces rochers se marient
Cette fête nous la verrons
Assis sur les tubes du banc
Les tambourins dans les mains sonnèrent
Tels le monde ils tournaient pourtant
Le ciel viendra, viendra la guerre,
Ou bien nous deviendrons nous-mêmes
Aux moustaches des coupes sont allées
Sur l'horloge des fleurs ont poussé
S'envolèrent nos réflexions
Parmi la frisure des plantes
Nos pensées nos embarcations
Et nos dieux et nos tantes
Notre âme notre firmament
La mort nos coupes en tas sont
Mais nous avons dit cependant
Dans cette pluie pas de raison
Nous demandons un signe comme du sel
Le signe sur l'eau se révèle
Les sagaces collines poussent
Tous les fêtards dans le ruisseau
Dans le fleuve les verres poussent
Le fleuve est des nuits le berceau
Nous pensions comme si des cadavres
Montraient au ciel leur arrière-train
La mer, le temps, le rêve ne font qu'un
Dirons-nous en tombant au fond
Nous avons pris des instruments
Les jambes, les poudres, l'esprit
Et en plaçant des monuments
En exposant des poteries
Nous sommes dans la mer au fond
Nous sommes l'armée des noyés
Au chiffre quinze nous parlons
Nous allons courir et brûler
Mais cependant les années ont passé
La brume est partie et l'absurdité
L'un a coulé au fond de l'eau
Comme une planche d'un bateau
L'autre s'est rempli de tristesse
Cogne avec sa dent de sagesse
Un autre sur des algues ternes
Étend sa lessive de muscle
Et comme la lune il scintille
Cependant que la vague oscille.
Un autre dit le fond marin
Avec ma jambe ne fait qu'un
Au total tous là en colère
Silencieux sont sortis de l'eau
Les vagues bourdonnaient derrière
Tout en se mettant au boulot
Les bateaux allaient au galop
Les chevaux filaient aux herbages
Il y eut des tirs et des sanglots
Sommeil et mort dans les nuages
Tous les noyés ont émergé
Dans le couchant se sont grattés
Et un timon ont chevauché
Tel était riche et tel fauché
J'ai dit que je vois tout d'un coup
Pourtant viendra la fin pour tout
On nous apporte un vase immense
Là une fleur et des clochettes
Ce vase est plein d'intelligence
Pour le plaisir et pour la fête
Voici la neige, une chandelle,
Du sel et une souricière
Salut au dieu universel
Je reste là un peu vulgaire
La mémoire et la liberté
Gloire au ciel la rame emportée.

Notes sur le texte et la traduction:

Ce poème est composé en octosyllabes avec tantôt des rimes plates, tantôt des rimes croisées et quelques rimes orphelines de ci de là.

Vu la tonalité futuriste du texte, avec ses multiples solutions de continuité et son absence de ponctuation, la traduction donne priorité à la production d'un rythme versifié sur la fidélité sémantique. Les notes ci-après clarifient les principales distorsions du sens et explicitent certains des jeux de mots de l'auteur.

Ce que la mer signifie: le titre littéral est "la signification de la mer".

tu te pâmes: le texte dit "tu restes bouche bée".

chaudron: котел peut aussi désigner une bouilloire ou une chaudière.

des / mouches: l'enjambement permet d'associer clairement les mouches au morceau de gâteau, alors que dans le texte, la coupure après 'mouches' fait naître une ambiguïté entre les mouches et les démons.

un gâteau coupé: le texte dit "un morceau de gâteau".

s'étripent: le texte dit "se combattent", "s'affrontent"

Dans la torpeur: le texte dit "dans le /sommeil/rêve/"

un spectre: le texte dit "un fantôme".

la colline: le mot горки (colline, monticule) peut aussi désigner un toboggan; j'ai choisi le sens le plus logique dans le contexte, sans être sûr que ce soit le bon, car la polysémie fait partie de l'arsenal poétique des futuristes.

monténégrines: ces Monténégrins-là (черногорки) ne servent qu'à fournir une rime ultra-riche à горки; on voit sur cet exemple comment le rapprochement des sonorités guide le développement de la poésie absurdiste et ludique de Vvedenskii.

faisant carrousse: le texte dit "dans des festins".

du tonnerre: le texte dit "intensément", "violemment".

les Zyriens: ancien nom des Komis, population finno-ougrienne du nord de la Russie, vivant entre le nord nord de l'Oural et le cercle arctique et constituée en république autonome au sein de la Fédération de Russie.

de tous: le texte dit "commun", "général", "universel"

les tubes du banc: le texte dit "banc tubulaire"

grandissent: le texte dit "ont grandi"

en tas sont: le texte dit "nos coupes dans des coupes"; j'ai choisi ici de jouer avec l'homophonie de "en tas sont"/"entassons".

se révèle: le texte dit "joue" au sens de "chatoie", "miroite".

poussent ... poussent: ce jeu de mots sur les deux sens de "pousser" en français fait écho au caractère ludique du poème, alors que les verbes russes sont différents.

au fond de l'eau: le texte dit "au fond marin".

en colère: le texte dit "mécontents".

aux herbages: le texte dit "par les champs".

fauchés: le texte dit pauvre, mais la rime riche ainsi obtenue avec "chevauché" permet de faire écho à la rime riche entre дышле (timon) et вышли ("sont sortis" que j'ai traduit par "ont émergé", s'agissant des noyés); comme souvent ces choix lexicaux apparemment arbitraires de Vvedenskii sont en fait pilotés par le jeu des sonorités.

clochettes: le mot russe бубенец peut désigner des clochettes, des sonnailles, des clarines de vache, des grelots, mais aussi les attributs masculins (comme "les grelots" en français) en particulier avec le diminutif бубенчики. En combinant les grelots et la chandelle, on voit se dessiner un double sens grivois, comme l'auteur semble nous y inciter juste après en se décrivant comme "malpropre".

vulgaire: le sens propre (si l'on peut dire!) de l'adjectif сальный est "graisseux", "malpropre", mais j'ai choisi le sens figuré (qui est un sens dérivé similaire à l'expression "une plaisanterie grasse" en français) de "graveleux", "vulgaire" en référence à la remarque précédente.

liberté: on peut aussi traduire par "volonté" mais je fais l'hypothèse que Vvedenskii fait référence à sa propre liberté de création.

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