Tatiana Gnéditch (1907-1976) fut avant tout une grande traductrice à la mémoire légendaire, et elle avait de qui tenir: son grand-oncle Nikolaï Gnéditch (1783-1832), conservateur de la bibliothèque impériale et académicien, avait traduit l'Iliade en russe.
Après des études de philologie, elle enseigna l'anglais et la traduction à l'Institut Herzen. Pendant le siège de Léninegrad, elle travailla comme traductrice militaire, mais ses origines nobles la rendaient suspecte aux yeux de l'appareil stalinien et elle fut arrêtée en 1942, sur la base d'accusations sans fondement et condamnée à dix ans de camp, dont un an et demi à l'isolement qu'elle mit à profit pour traduire le Don Juan de Byron, mémorisant sa propre traduction au fur et à mesure.
Réhabilitée en 1956, elle sera rendue célèbre par la publication de cette traduction en 1959 (elle traduisit également Shakespeare et Walter Scott et aussi Corneille et Ibsen) et dirigea un séminaire de traduction poétique au centre culturel Pouchkine.
Ses propres poèmes n'ont été publiés qu'après sa mort, dont une partie en samizdat (réseau artisanal d'édition non officielle mis en place par les dissidents dans l'URSS des années 1970) et ils n'ont à ma connaissance pas encore été traduits en français. En revanche, sa biographie écrite par E. Etkind ("La Traductrice") a été traduite en français.
Черный город в глубоком снегу
Чутко смотрит в глаза врагу
И прислушивается в пургу:
Взяли Тихвин?.. Отбили Мгу?...
Черный город не ест и не спит,
Вопрошая сухими глазами,
Сумрак, заревами косматый...
И на площади мертвой стоит
На столбе, обнесенном лесами,
Медный ангел - немой соглядатай.
Ma traduction:
Dans une neige profonde la ville noire
Dans les yeux de l'ennemi fixe son regard
Et elle tend l'oreille à travers le blizzard:
Ont-ils pris Tikhvine ? Ont-ils repris Mga ?...
La ville noire ne mange pas, ne dort pas,
Avec les yeux secs elle questionne
L'obscurité qu'hérissent les lueurs des feux...
Et sur la place morte se dresse bien droit
Cerclé de planches, sur sa colonne,
Un ange de bronze, un espion silencieux.
Notes sur le texte et la traduction:
Au début du long siège de Léninegrad, avant son arrestation, Gnéditch travaillait comme traductrice pour l'Armée Rouge, et ce court poème décrit son expérience du début du siège de la ville, presque complètement encerclée par l'envahisseur nazi.
Le schéma de rimes est AAAA BCD BCD, et je me suis attaché à en fournir un équivalent en français.
fixe son regard: le texte dit "regarde avec /sensibilité/attention/".
Tikhvine: cette ville dont la fondation remonte au quatorzième siècle était un symbole de l'ancienne Russie. Elle est située à environ 200 km à l'Est de Léninegrad et l'interrogation vise à évaluer la progression de l'ennemi. L'offensive allemande occupa la ville le 9 novembre 1941, ce qui représenta la pointe extrême de son avancée vers l'Est au-delà de Léninegrad. Elle en fut chassée un mois plus tard par la première contre-offensive de l'Armée Rouge.
Mga: ville moderne située 50 km à l'Est de Léninegrad, 20 km au sud de Kirovsk, près de la pointe sud-ouest du lac Ladoga, la question est ici le resserrement de l'encerclement de la ville, qui ne pouvait plus être ravitaillée qu'à travers le lac Ladoga. Les deux questions successivement posées reflètent l'inquiétude des habitants de Léninegrad à la fin de l'automne 1941.
se dresse bien droit: le verbe стоит peut se traduire par "se dresse", "se tient debout" ou simplement par "reste" avec une connotation de persistance ou parfois de défi.
de planches: le texte dit simplement "de bois". Il s'agit probablement d'un échafaudage de protection (les colonnes extérieures de la cathédrale Saint Isaac ont conservé les multiples éraflures d'éclats d'obus reçus pendant le long siège de la ville).
Un ange de bronze: il s'agit de l'ange qui se trouve toujours aujourd'hui au sommet de la colonne d'Alexandre sur l'immense Place du Palais à Saint-Pétersbourg.