On lit beaucoup de sottises en ce moment sur Médiapart et ailleurs: il semblerait que la géopolitique de Café du Commerce soit devenu le sport national, chaque excité poutinophile ou poutinophobe tirant de l'état éminemment chaotique de la situation tel argument allant dans le sens de ses convictions, généralement sur un ton apocalyptique.
Si vous ne voulez pas mourir idiot, je vous conseille la lecture d'un excellent ouvrage, qui certes date un peu, mais qui reste pleinement d'actualité: il s'agit de "Technique du coup d'Etat" de Curzio Malaparte. Il vous fera comprendre beaucoup de choses.
La fluidité de la situation en Ukraine rend toute prédiction aléatoire, mais on peut néanmoins être assuré que:
- nous ne sommes pas au bord de la 3ème guerre mondiale: en fait, nous sommes déjà dedans depuis une bonne décennie (invasion américaine de l'Irak), mais la guerre mondiale est comme la nostalgie de la grande Simone: elle n'est plus ce qu'elle était et on a parfois du mal à réaliser ce qui se passe.
- tous les régimes autoritaires et corrompus tombent en quelques jours quand ils ne parviennent pas à changer le peuple (Brecht en 1953 après une révolte ouvrière en RDA: "les dirigeants ne sont pas contents du peuple, il faudrait changer le peuple") et quand les contradictions secondaires au sein de la mafia s'aiguisent: le si rapide basculement de la majorité au Parlement est certainement dû au ralliement de dernière heure de quelques oligarques qui soutenaient Yanoukovitch jusqu'à ce qu'ils se rendent compte que continuer à s'abriter derrière ce méchant crétin risquait de les priver de leurs vacances à Londres, Nice ou Miami voire même de faire bloquer leurs comptes aux Iles Caïmans et autres lieux accueillants aux fortunes rapides et floues; pour être oligarque on n'en est pas moins un être sensible et délicat, et passer tout l'hiver à Kharkov c'est quand même beaucoup demander à un milliardaire. On ne peut pas exclure non plus que l'Oncle Sam et ses succursales aient sorti opportunément leur grosse burette à dollars pour injecter ce qu'il fallait d'huile dans les rouages législatifs ukrainiens (et ipso facto de vaseline dans l'arrière-train de Yanoukovitch.)
- le propre des minorités agissantes (dans mon jeune temps on disait encore: "avant-garde révolutionnaire", mais cela sent un peu trop la naphtaline) est d'exploiter au plus vite la dynamique d'une situation insurrectionnelle ; que les opposants à Yanoukovitch, sous la pression des éléments plus radicaux, s'empressent d'exploiter au maximum la vacance du pouvoir et de se torcher aujourd'hui avec l'accord qu'ils ont signé hier est dans la nature des choses, et il faut se garder de s'en réjouir ou de s'en indigner (mais il est loisible de s'en inquiéter un peu comme le font les chancelleries occidentales, pour qui c'est une version locale passablement agaçante du "Fuck the EU": on leur négocie un accord pendant toute une nuit, et voilà qu'ils nous refoutent le bordel dès le lendemain. Comprennent rien à la haute politique internationale, ces gens-là)
- Poutine a dû se dire que la trêve olympique était vraiment un piège à cons et que la CIA lui avait fait un enfant dans le dos au pire moment (et en plus ses hockeyeurs pourtant massivement dollarisés ont encore perdu contre les troupes de l'Empire du Mal) ; heureusement dès lundi on tire le rideau sur Sotchi et on revient au "business as usual".
- pour autant Kiev ne sera pas Grozny, en revanche la Crimée pourrait bien devenir une sorte d'Ossétie du Sud (au passage, je vous recommande un excellent ouvrage de politique-fiction qui n'a rien à voir avec la choucroute actuelle: "L'île de Crimée" de Vassili Axionov qui imaginait, il y a plus de trente ans, la Crimée comme une sorte d'îlot hyper-capitaliste genre Hong-Kong); les Russes n'ont aucun intérêt à s'embarquer dans une expédition punitive à grande échelle et à haut risque face à une population massivement hostile, mais s'ils peuvent s'appuyer localement sur des forces séparatistes significatives qui leur permettent de conserver leurs positions stratégiques (et en premier lieu l'accès à la Mer Noire) ils ne vont pas se gêner (et en plus Sarkozy n'est même plus là pour faire semblant d'arrêter Poutine avec ses petits bras musclés) surtout s'ils trouvent en face d'eux le moment venu un agité du bocal aussi irresponsable que Sakachvili que personne à l'Ouest ne pouvait plus décemment défendre lorsqu'il a cru pouvoir reprendre l'Ossétie par la force; on peut probablement compter sur l'immarcescible bêtise des Américains et l'incurable veulerie des Européens pour pousser rapidement au pouvoir en Ukraine une sorte de Sakachvili-bis (d'ailleurs les Britiches ont déjà dit qu'ils étaient favorables à un gros prêt du FMI à l'Ukraine: dans les hautes sphères on commence donc déjà à discuter de choses sérieuses)