Alors que la gesticulation rhétorique et les opérations sur le terrain produisent un regain de tension qui ne profite qu'aux ultras de chaque camp, il faut souligner l'importance des résultats obtenus la semaine dernière, non pas en tant que tels, mais en tant que ce qu'ils représentent comme évolution des positions dans chaque camp:
1°) la Russie a accepté de co-signer un document avec les nouvelles autorités ukrainiennes de fait, ce qui vaut reconnaissance de la légitimité du gouvernement issu du renversement insurrectionnel de Yanoukovitch: c'est une inflexion importante car jusque là, Poutine taxait les nouvelles autorités de Kiev d'illégales ET illégitimes.
2°) le principe d'une désescalade coordonnée dans l'ensemble de l'Ukraine avec le soutien opérationnel d'observateurs d'une entité internationale (l'OSCE) où toutes les parties sont représentées est également un progrès: à ce stade, le consensus autour de l'OSCE comme instrument de la désescalade est au moins aussi important que son principe même.
Evidemment il serait naïf de croire qu'en l'absence d'un large déploiement coordonné d'observateurs sous contrôle international, les parties en conflit cessent de jouer double jeu.
Le gouvernement de Kiev poursuit une politique erratique alternant gestes d'apaisement (la toute récente acceptation de la possibilité d'un référendum sur une organisation fédérale de l'Ukraine par le président ukrainien et aussi par Timochenko en est un bon exemple, alors que cette option était encore rejetée d'emblée par Kiev il y a seulement une dizaine de jours) et de gesticulation militaire; or il n'y a pas pire gesticulation militaire que celle qui n'aboutit qu'à une démonstration de sa propre faiblesse, car elle enhardit l'adversaire au lieu de le dissuader: les récents articles de Piotr Smolar dans Le Monde (qui heureusement pour lui ne publie pas que des sottises sur le sujet) rendaient bien compte de cet aspect des choses.
Malgré les avancées notées plus haut, Poutine n'a pas renoncé à pêcher en eaux troubles; j'avais dans un billet précédent commenté un passage de son discours à la Douma dans lequel il contestait ouvertement les frontières établies en 1920, et si Poutine peut empêcher les élections présidentielles de se tenir ou leur ôter toute légitimité (par exemple, en organisant en sous-main leur boycott dans les régions de l'Est) il le fera, sauf à pouvoir espérer des contreparties (d'où le discours sur la "fédéralisation").
Il serait également politiquement judicieux et stratégiquement habile de la part du gouvernement de Kiev de reconnaître la légitimité du récent référendum de rattachement de la Crimée à la Russie; ceci présenterait l'avantage du point de vue des "unitaristes" ukrainiens de l'exclure du périmètre des futures consultations électorales et donc de réduire d'autant le poids relatif des "fédéralistes" dans le reste de l'Ukraine. Mais c'est sans doute beaucoup leur demander, sachant que la pression des ultra-nationalistes les obligent à s'arc-bouter sur le principe de la souveraineté nationale, et qu'eux-mêmes n'ont pas fait preuve jusqu'ici de beaucoup de subtilité dialectique dans la perception des rapports de force.
Il est également fort probable, malgré les dénégations russes, que des groupes de commandos militaires opèrent à partir de la Russie et de la Crimée à l'appui des "fédéralistes" (tout comme il est fort probable que des "consultants" de l'OTAN et de la CIA soient aujourd'hui actifs de manière officieuse à l'Ouest de l'Ukraine et à Kiev ainsi que dans certaines zones de l'Est en particulier à proximité de la Crimée). Mais il faut bien comprendre que ces groupes ne peuvent réellement agir que s'ils bénéficient d'un niveau significatif d'approbation de la part de la population locale.
Jusqu'ici les dérapages de part et d'autre ont été assez limités (quelques morts de part et d'autre, le cas le plus récent et le plus déplorable, car ne concernant pas des acteurs para-militaires, étant celui d'un homme politique membre du parti de Timochenko torturé et assassiné à Slaviansk) mais la situation peut encore dégénérer à tout moment.
La meilleure façon de progresser davantage serait de s'appuyer sur les avancées de Genève pour déployer très rapidement des équipes d'observateurs réellement représentatives (incluant des observateurs russes dans l'Ouest et des observateurs occidentaux dans l'Est, y compris en Crimée afin de prévenir des infiltrations) tout en établissant en parallèle un nouveau calendrier de consultation démocratique, par exemple en couplant la présidentielle du 25 mai avec un référendum sur la forme que devrait prendre la fédération ukrainienne (et idéalement avec de nouvelles élections parlementaires afin de relégitimer un Parlement de Kiev qui en a aujourd'hui bien besoin, otage qu'il est de la droite extra-parlementaire). En fonction des résultats de ce référendum, le degré d'autonomie des régions par rapport au centre pourrait varier (ainsi, chez nous, la Corse bénéficie d'un statut particulier avec des compétences régionales renforcées.)
Pour assurer la sincérité et la représentativité du scrutin, il serait nécessaire que les observateurs internationaux soient suffisamment nombreux et déployés suffisamment à l'avance, il n'y a donc plus de temps à perdre.