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retraité de l'ingénierie informatique et aéronautique et de l'enseignement dit supérieur (anglais de spécialité), écrivain et esprit curieux

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Billet de blog 26 mai 2025

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Iéléna Taguère, celle qui revint à Léninegrad

Une poétesse peu connue ayant survécu à des années de Goulag

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Iéléna Taguère (1895-1964) naquit à Saint-Pétersbourg dans une famille d'ascendance allemande (son père était un juif converti). Elle publia des poèmes à partir de 1915 et participa à des réunions littéraires de la société universitaire Pouchkine où elle rencontra Blok et Mandelchtame.

Elle ne termina pas ses études universitaires d'histoire et de philologie, mais elle eut à l'époque des contacts épistolaires avec des figures politiques comme Pavel Milioukov (un des chefs du parti Cadet) ou littéraires comme Aleksandr Blok.

Elle épousa en 1917 le poète Guéorguiï Maslov qui rejoignit l'Armée Blanche. Elle s'occupa de secourir les victimes de la Guerre Civile, d'abord dans la région de la Volga contrôlée par les Blancs puis à Samara contrôlée par les Rouges (sa participation aux activités de l'American Relief Association la fera ultérieurement accuser d'espionnage).

Sa fille Aurora née en 1918 ne connaîtra pas son père: parti en Sibérie avec l'Armée Blanche de l'amiral Koltchak, il mourut de la typhoïde à Kransoïarsk en 1920. Iéléna devenue veuve retourna à Pétrograd.

Arrêtée en 1922 en raison de sa proximité avec un groupe de Socialistes Révolutionnaires opposé aux bolcheviques, elle fut condamnée à deux ans d'exil intérieur à Arkhangelsk puis revint à Pétrograd. Remariée pendant son exil, elle eut une seconde fille (qui mourra en 1937) et publia des traductions et aussi sa propre prose, dont un recueil de nouvelles en 1929, qui fut réédité en 1931.

Membre du groupe littéraire Péréval jusqu'à sa dissolution en 1932, elle fut admise à l'Union des Écrivains en 1934.

Pendant la période des grandes purges staliniennes, elle fut de nouveau arrêtée en 1938 dans l'affaire dite des "écrivains de Léninegrad" (impliquant aussi Livchits, Tikhonov, Zabolotskii et d'autres) et elle fut condamnée pour "activités contre-révolutionnaires" à dix ans de camp, plus cinq ans d'interdiction de séjour (pendant les interrogatoires, on lui fit signer sous la torture un témoignage à charge contre Zabolotskii.)

Elle passa ses années de camp à Magadan dans la Kolyma. Libérée en 1948, elle fut assignée à résidence en Estonie à Parnu où elle publia ses souvenirs sur Blok. De nouveau arrêtée en 1951 à Blyk, elle fut envoyée en exil au nord du Kazakhstan. Libérée en 1954, elle fut réhabilitée en 1956, et put rentrer dans sa ville natale où elle demeura jusqu'à sa mort. Ses poèmes et ses souvenirs sur Mandelchtame furent publiés en samizdat dans les années soixante . Elle laissa un roman inachevé intitulé Svetlana.

L'annulation posthume de sa condamnation de 1922 n'intervint qu'en 2002...

Pendant son exil au Kazakhstan elle écrivit un poème prémonitoire à propos de sa future mort à Léninegrad:

Все равно, умру в Ленинграде
И в предсмертном моем бреду
К Воронихинской колоннаде
И к Исакию прибреду.

Будь музеем или собором,
Мавзолеем или мечтой —
Все равно, коснеющим взором
Различу твой шлем золотой.

Ветер Балтики, ветер детства
К ложу смертному прилетит
И растраченное наследство
Блудной дочери возвратит.

И, последнему вняв желанью,
В неземное летя бытие,
Всадник Медный, коснувшись дланью,
Остановит сердце мое.

Ma traduction:

Et pourtant je mourrai à Leningrad
Et dans mon agonique délire
Vers la Voronikhine colonnade
Et à Saint-Isaac je vais venir.

Que tu sois musée ou cathédrale
Un rêve ou bien un mausolée,
Et pourtant d'un regard minéral
Je verrai ton casque doré.

Un vent d'enfance, le vent baltique,
Sur mon lit de mort va souffler
Et il rendra à la fille prodigue
Son héritage gaspillé.

Et, en ayant saisi ma volonté dernière
De partir pour un monde meilleur,
Le Cavalier de Bronze, d'une main légère,
Fera cesser de battre mon cœur.

Notes sur le texte et la traduction:

Ce poème a été écrit au Kazakhstan au printemps 1952. Il évoque sa future mort qui aura bien lieu douze ans plus tard dans sa ville natale, en évoquant au fil du poème quelques lieux emblématiques de Saint-Pétersbourg pour s'arrêter à la statue équestre de Pierre le Grand (située à côté de Saint-Isaac.) Le poème est composé de quatrains à rimes croisées avec des vers alternativement de 8 et 9 syllabes. La traduction respecte le schéma de rimes avec également des vers de longueurs paires et impaires, moyennant quelques adaptations décrites ci-après.

Saint Isaac: Cette cathédrale du centre historique, fut construite au dix-neuvième siècle entre la Moïka et la Néva. Le texte dit simplement "chez Issak".

Vers la Voronikhine colonnade: il s'agit d'une grande colonnade en demi-cercle située devant Notre-Dame de Kazan. D'autres colonnades conçues par l'architecte Voronikhine se dressent dans le bas du parc au Péterhof, le palais de Pierre le Grand, situé au bord de la Néva en aval de la ville. J'ai renoncé à franciser l'adjectif en -ski dérivé du nom propre Voronikhine en "voronikhinienne" ou "voronikhinique". Une traduction plus exacte serait: "/vers/jusqu'à/ la colonnade de Voronikhine".

minéral: le participe russe коснеющим dénote un regard qui se fige mais aussi qui se durcit, devient insensible.

ton casque doré: Saint Isaac possède un dôme doré imitant (en bien plus grand) celui de Saint Louis des Invalides.

partir pour un monde meilleur: l'expression idiomatique russe dit littéralement: "dans une vie non-terrestre".

le Cavalier de Bronze: la statue équestre de Pierre le Grand célébrée par Pouchkine, qui se dresse près de la Néva, juste au nord de la cathédrale Saint-Isaac.

d'une main légère: le texte dit "m'effleurant de la main".

fera cesser de battre: le texte dit "arrêtera".

Voici un court poème qu'elle composa pour célébrer la mort de Staline:

И он умирает, как всякий другой.
Часы прозвонили: «Сегодня!»
Он будет лежать простертый, нагой,
Суда ожидая Господня.

Его гениальность растает, как дым,
Под взором иных поколений —
И страшным парадом пройдут перед ним
Друзей оклеветанных тени.

Ma traduction:

Et il meurt comme le premier venu.
L'horloge carillonne : « C'est son heure ! »
Il sera étendu, étalé nu,
Attendant le jugement du Seigneur.

Son génie filera comme fumée
Sous le regard de nouvelles générations -
Et les ombres des amis diffamés
En horrible parade devant lui passeront.

Notes sur le texte et la traduction:

Ce court poème en forme d'épigramme vengeresse fut écrit en exil intérieur au Kazakhstan, le 4 mars 1953. La mort de Staline ,n'a été annoncée officiellement que le 5 mars, mais il était dans le coma depuis de 1er mars et malgré les tentatives de l'appareil de garder le secret sur son état, la rumeur de sa mort imminente s'était déjà répandue comme une traînée de poudre à travers toute l'URSS.

le premier venu: le texte dit: "n'importe qui".

C'est son heure !: le texte dit: "Aujourd'hui !"

de nouvelles générations: le texte dit: "d'autres générations".

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