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retraité de l'ingénierie informatique et aéronautique et de l'enseignement dit supérieur (anglais de spécialité), écrivain et esprit curieux

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Billet de blog 26 septembre 2024

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Un sonnet-acrostiche d'Avérianova

Respecter la forme d'un acrostiche et sa versification sans dériver par trop du sens littéral du texte est un grand défi pour le traducteur

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Lidiia Averianova (1905-1942?) reste aujourd'hui une des poétesses russes du 20ème siècle parmi les moins connues: contrairement à Barkova ou Vladimirova, par exemple, aucune page du Wikipédia russe ne lui est dédiée.

Fille d'un commerçant et d'une institutrice (mais fille naturelle d'un grand-duc selon certaines rumeurs), elle se distingua très tôt par son don pour les langues: à seulement seize ans, elle parlait couramment l'anglais, l'allemand, le français, l'espagnol et l'italien. Dans les années 1920, elle étudia l'orgue et la composition au Conservatoire tout en écrivant des poèmes qui furent publiés dans diverses revues de l'époque comme l'Etudiant Rouge.

Elle devint professeure de français et d'anglais et fut admise en 1925 à l'Union Russe des Poètes. Elle appartint au cercle des poètes néoclassiques qui se réunissait chez F. Sologoub et fit la connaissance des futuristes Kharms et Vvedenski puis d'Akhmatova dont elle subit l'influence.

Son second recueil de poèmes n'a pas été censuré par les autorités mais ne fut pas imprimé, et le troisième ne sera pas non plus publié de son vivant. Sa pratique des langues étrangères la fit recruter comme guide d'Intourist pour les visiteurs étrangers (dont Georges Duhamel et Georges Bernard Shaw !) poste qu'elle perdra suite à une maladie, et peut-être sur pression du NKVD qui se méfiait de tous les gens en contact régulier avec des étrangers. Dans les années 1930, elle se consacra à des travaux de traduction pour gagner sa vie.

Un recueil de poèmes sur Pétersbourg et un recueil de sonnets furent encore préparés en 1937, mais elle était alors considérée comme faisant partie des acméistes, ce qui n'était pas une catégorisation très favorable à l'époque. Elle aurait été arrêtée à la fin des années 30 sous l'accusation de "penchant occidental" en raison de ses relations avec une représentante de la Croix-Rouge britannique.

Averianova souffrait d'une maladie nerveuse mal définie depuis la fin des années 20, et elle aurait subi un traitement psychiatrique dans un hôpital supervisé par le NKVD puis serait morte de faim à Léningrad pendant le long siège de la ville par les Allemands.

Selon une autre source, elle aurait été déportée dans un camp du Goulag où elle serait morte. Le seul point commun de ces deux versions est l'année de sa mort: 1942, mais faute de déclaration officielle de décès et de tombe, cette date aussi demeure incertaine.

Sonnet-acrostiche

Сонет-акростих

В распахнутую синь, в смятеньи голубином
Соборов и церквей взметнулись купола.
Едва струится путь – о, Волхов из стекла,
Ведущий, меж рябин, к высоким райским кринам.

Озер былинный плеск... Татарская стрела
Летит – в других ли днях? за охтенским ли тыном?
О, да! и ты рожден былой России сыном:
Друг, меж тобой и мной вся родина легла.

Придет ли, наконец, великий ледоход?
Его мы оба ждем, по-разному, быть может...
Ты – переждешь легко. Тебе – двадцатый год.

Румяный встанет день, какой еще не прожит:
Оставив всё – дотла, и с сердцем на лету,
Вернетесь вы к боям на Волховском мосту.

Sonnet-acrostiche

Vers les pigeons troublés, dans le bleu grand ouvert,
S'élèvent dômes d'églises et cathédrales.
Et la voie coule à peine - La Volkhov de verre,
Vers de hauts crinums, parmi les sorbiers, s'étale.
Ô clapotis épique des lacs... Elle passe
La flèche tatare - en d'autres temps ? dans l'Okhta ?
Oh, oui ! et l'ancienne Russie fonda ta race:
De toi à moi, mon cher, tout le pays gît là.
Pour quand la grande débâcle finalement ?
En attente tous deux, différemment peut-être...
Tu t'en remettras aisément. Tu as vingt ans.
Radieux un jour viendra : il est encore à naître:
Offrant le cœur au vol et tout à l'abandon,
Vous partirez combattre à Volkhov sur le pont.

Notes sur le texte et la traduction:

Ce sonnet-acrostiche de 1931 est composé sur le nom de Vsevolod Petrov dont Avérianova était tombée amoureuse. Vsevolod Pétrov (1912-1978), écrivain et historien d'art, était issu d'une grande famille d'aristocrates intellectuels originaire de Novgorod: son grand-père était ingénieur et membre du Conseil de l'Empire et son père médecin et académicien.

Dans sa jeunesse, il fut proche du mouvement Obériou et en particulier de Daniil Kharms. Petrov subit des attaques idéologiques après la guerre et en 1949 il fut exclu de son poste au musée. Dans les dernières années de sa vie, il fréquenta les milieux dissidents souterrains de Léningrad.

Ce poème, par son langage complexe et ses allusions historiques, montre l'influence des acméïstes, et particulièrement de Goumiliov, sur Avérianova.

Le grand défi de cette traduction est de conserver l'acrostiche tout en produisant une traduction du sonnet en alexandrins rimés qui reste assez fidèle au texte. Les quatrains originaux sont à rimes embrassées mais ceux de la traduction alternent les rimes. En revanche la structure de rime des tercets (CDC DEE) est respectée, ce qui fait de cette traduction un sonnet au format élisabétain.

pigeons troublés: le texte dit "dans la confusion des pigeons"
Volkhov de verre: le Volkhov une rivière navigable coulant du sud au nord un peu à l'est de Saint-Pétersbourg, débouche dans le lac Ladoga. Elle est enjambée par plusieurs ponts dont un important pont ferroviaire de la ligne reliant Saint-Pétersbourg à Moscou. C'est peut-être à ce pont qu'il est fait allusion au dernier vers. Volkhov est aussi le nom du village proche de l'embouchure où se trouve ce pont. C'est la surface lisse de cette rivière entrecoupée de chutes d'eau et de barrages qui est ici comparée à du verre.
crinums: nom générique de diverses variétés d'amaryllacées. Le texte dit "crinums de paradis", ce qui désigne probablement la variété dite "crinum de rivière", d'après le contexte.
s'étale: le texte dit "/mène/conduit/".
passe-t-elle ... dans l'Okhta: le texte dit "Vole-t-elle à travers la clôture de l'Okhta ?" (l'Okhta est une rivière qui se jette dans la Néva en amont de la ville et c'était aussi le nom d'un quartier ouvrier de Saint-Pétersbourg à l'époque où ce sonnet fut écrit).
Les Tatars ne sont jamais allés jusqu'à Saint-Pétersbourg (qui n'existait pas au Moyen-Âge puisqu'elle fut fondée en 1703 par Pierre le Grand.)
l'ancienne Russie fonda ta race: le texte dit "tu es fils de l'ancienne Russie"; c'est une allusion à la prestigieuse lignée des Pétrov.
Pour quand la grande débâcle finalement: le texte dit "La grande débâcle arrivera-t-elle enfin ?" Après la révolution manquée de 1905, de nombreux intellectuels russes sentaient venir de grands bouleversements sociaux.
En attente tous deux: le texte dit "tous les deux nous l'attendons".
il est encore à naître: le texte dit "il n'est pas encore en vie".
Offrant le cœur: le texte dit "avec le cœur".
tout à l'abandon: le texte dit "/laissant/abandonnant/ tout par terre".
Vous partirez combattre: le texte dit "vous retournerez au combat".
à Volkhov au pont: le texte dit "sur le pont de Volkhov". Le contrôle de la vallée de la Volkhov et de son environnement marécageux et facilement inondable ont permis à la cité-État de Novgorod d'échapper aux attaques des Tatars (qui avaient détruit Kiev en 1240 et brûlé Moscou en 1382). Une fois les Tatars repoussés vers le sud, Novgorod perdit son indépendance un siècle plus tard en tombant sous la domination du tsar Ivan III de Moscovie.
Il est important de comprendre cette référence à un lointain passé, sinon on peut avoir l'impression qu'Avérianova a une prémonition de la future bataille de Volkhov (dite aussi bataille de Liouban) qui opposa les troupes soviétiques à l'envahisseur nazi pendant l'hiver 1942.

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