Dans l'Argentine du premier tiers du vingtième siècle, celles que l'on appellait « las polacas » ne sont pas des jeunes immigrées catholiques mais des prostituées juives, au point que Juive polonaise devint quasiment synonyme de prostituée dans l'imaginaire populaire local, au grand dam du reste de la communauté.
Le documentaire Impuros décrit le fonctionnement et la chute de la Société de Secours Mutuel Varsovia, plus connue sous sa redénomination tardive de Tsvi Migdal (du nom d'un de ses fondateurs dont le nom fut hispanisé en Luis Migdal) ou simplement comme La Migdal.
Cette organisation est évoquée dans le célèbre ouvrage d'Albert Londres Les Chemins de Buenos Aires (sous-titré « La Traite des Blanches ») et dans divers autres ouvrages, y compris dans le roman graphique Tango contant une aventure argentine de Corto Maltese (Hugo Pratt y commet d'ailleurs un anachronisme en parlant de la Migdal dans un récit qu'il a situé en 1923 alors que le changement de nom ne date que de 1929).
Ce documentaire s'ouvre sur un parcours du cimetière juif de La Tablada dans lequel un mur délimite une section qui était réservée aux impurs (les Tmeïm en yiddish) qu'étaient les proxénètes, et qui comporte également les tombes anonymes de quelques unes de leurs victimes, et il se clôt sur une vue de la section des Impurs au cimetière séfarade d'Avellaneda (aujourd'hui fermé et interdit d'accès).
Il comporte de nombreuses images d'archives (films, photographies, coupures de journaux, lettres...) mais le montage trop heurté et le protagonisme répétitif et grandiloquent de l'activiste anti-traite Sonia Sanchez qui intervient à différents moments le rendent assez fatigant à suivre.
Le film retrace assez bien la longue histoire (du début du 20ème siècle jusqu'à 1930) de cette mafia de la prostitution, qui disposait de revenus aussi considérables que les narco-trafiquants d'aujourd'hui, ce qui lui permettait de corrompre policiers, juges et procureurs (dont beaucoup étaient par ailleurs ses clients).
La prostitution était légale à l'époque (et gérée comme en France par un système d'enregistrement en maisons closes et l'obligation de visites médicales mensuelles) mais la traite et le proxénétisme ne l'étaient pas et les membres de la Varsovia jouaient de cette ambigüité en entretenant d'innocents commerces de façade. En une trentaine d'années d'existence, ces proxénètes importèrent d'Europe de l'Est plus de 6 000 jeunes femmes qu'ils traitaient comme du bétail (y compris lors de séances de vente aux enchères).
Sur le fond, le film souffre de son centrage excessif sur l'attitude de la communauté juive: on y sent un peu trop l'envie des auteurs d'en finir une bonne fois pour toutes avec le silence gêné des générations précédentes, car jusqu'à la fin du 20ème siècle, le sujet était tabou, de peur de nourrir l'antisémitisme, et il reste sensible pour certains: l'inquiétude exprimée par un des derniers intervenants est que soit révélée au grand jour l'origine peu reluisante de certaines grandes fortunes industrielles nées du blanchiment des revenus du proxénétisme (mais quiconque a lu l'ouvrage de Larry Levy La Mancha de la Migdal sait à quoi s'en tenir et, à mon avis, cet ouvrage bien documenté ne rendra personne ni plus ni moins antisémite qu'il ne l'était déjà avant de s'y plonger.)
Un vieil historien israélien de la communauté juive argentine explique que lorsqu'il est venu dans les années 60 à Buenos Aires rencontrer les dirigeants locaux de la communauté au tout début de ses travaux, ceux-ci lui ont dit qu'il pouvait évoquer tous les aspects de l'histoire de la communauté, sauf celui des Impurs, ce qui n'a fait évidemment qu'aiguiser sa curiosité vis-à-vis de cette histoire dont il n'avait jamais entendu parler auparavant. Il insiste également, à rebours d'autres intervenants, sur l'utilité par un travail historique rigoureux, de dégonfler la mythologie et dissiper les fantasmes qui traînent encore autour de La Migdal.
Pour les auteurs du film, à une époque où la société argentine dans son ensemble se mobilise contre les violences machistes et l'esclavage sexuel moderne, il s'agit également de rendre un hommage hélas tardif aux nombreuses jeunes femmes victimes de la Migdal, ces femmes dont les souffrances furent ignorées et dont les épouvantables destinées furent totalement invisibilisées pendant des décennies.
Pour autant, l'approche trop « communautarisante » du sujet est incomplète sur certains points, et pour une meilleure appréhension du sujet il me semble indispensable de lire l'ouvrage de Larry Lévy.
Les principales insuffisances de ce documentaire sont à mon avis les suivantes:
- le film explique bien que la cause principale du développement de la traite était la misère noire qui régnait dans les communautés juives de Pologne, de Lituanie et de Biélorussie, mais Lévy précise utilement que le succès des écumeurs de shtetls inlassablement en quête de chair fraîche tenait aussi à l'obligation traditionnelle de doter les filles à marier et que des prétendants qui se disaient prêts à épouser sans dot étaient évidemment bien reçus par les parents, tout heureux de se débarrasser d'une bouche à nourrir;
- il manque une mise en contexte plus globale du marché argentin de la prostitution; le rôle des proxénètes marseillais (qui contrairement aux Polonais importaient en Argentine non pas des novices mais des prostituées ayant débuté dans la carrière en France et qui savaient ce qui les attendait) est très brièvement évoqué mais pas le fait que le partage du marché entre les deux groupes de proxénètes réservait les bordels les plus « haut de gamme » de Buenos Aires aux Français et condamnait la plupart des malheureuses victimes juives de la Migdal aux maisons d'abattage les plus sordides;
- le film se flatte que la communauté juive ait su de son propre mouvement en expulser les Impurs, mais Lévy explique que son comportement au quotidien était plus ambigu et que la réaction fut assez tardive: en plus de devoir côtoyer les Impurs et leurs pupilles au parterre du théâtre yiddish (qui était généreusement sponsorisé par La Varsovia sous réserve de ne pas aborder des thèmes susceptibles de déplaire aux donateurs comme la tragédie sociale de la prostitution), les honnêtes citoyens, dont beaucoup étaient des commerçants en bijouterie, en vêtements ou en accessoires de mode, les voyaient aussi venir dans leurs boutiques en tant que clients dépensiers et ils ne refusaient pas de leur vendre leurs marchandises les plus luxueuses tout en sachant très bien d'où provenait leur argent; c'est en réalité la visibilité sociale grandissante des membres de La Migdal qui incommoda de plus en plus la communauté et poussa ses dirigeants à réagir;
- sans doute pour préserver l'image d'unité de la communauté, le film glisse très vite sur l'accord passé entre les Séfarades marocains et les Impurs pour le partage du cimetière d'Avellaneda ; en fait, cet accord fut facilité par le fait que les séfarades étaient regardés de haut par la bonne société ashkénaze: il s'agissait donc d'un arrangement pragmatique entre deux groupes qui étaient mal vus par ceux qui dominaient socialement la communauté et dirigeaient ses institutions;
- tout comme l'ouvrage de Myrtha Gershom La Polaca (l'autrice est d'ailleurs interviewée dans le film) et d'autres ouvrages sur le sujet, ce documentaire tend à transformer Raquel Liberman (qui fut la première dénonciatrice des méfaits de la Migdal auprès du commissaire Alzogaray et du juge Ocampo) en icône de la lutte féministe alors que Lévy, sans nier son courage face aux menaces de ses persécuteurs, évoque aussi les ambigüités de ses relations avec plusieurs proxénètes successifs;
- le film décrit l'activité de la société israélite de protection des femmes victimes de la traite (dite Ezrat Noschim, et dont le siège était à Londres) qui pistait les proxénètes lors de leurs aller-retours entre l'Europe et l'Argentine. mais il n'évoque pas (sauf à travers quelques coupures de journaux qui défilent très vite sur l'écran) le retentissement mondial des reportages d'Albert Londres et le succès de son ouvrage qui contribua à faire monter la pression de l'opinion publique sur le gouvernement argentin et sur la communauté juive locale;
- Le film évoque le coup d'Etat d'Uriburu de 1930, mais sans expliquer clairement qu'il permit le démantèlement rapide du système de complicité policière protégeant la Migdal (le directeur corrompu de la Police Fédérale s'enfuit précipitamment en Uruguay et l'Argentine se garda bien de demander son extradition, car un procès public aurait risqué d'éclabousser trop de monde...);
- l'iconographie du film n'est pas souvent datée, ce qui crée quelque confusion ; ainsi pour illustrer les poursuites judiciaires apparaît une image non datée du palais de justice (qui donne sur la place Lavalle en face du théâtre Colon) dont la construction ne fut achevée qu'en 1942; au temps de la splendeur et de la chute de la Migdal, seule la Cour Suprême y était hébergée ; l'ironie de l'histoire est que la partie arrière de cet énorme bâtiment fut construite à la lisière du quartier juif (Barrio Once) dans une zone où se trouvaient auparavant certains des bordels administrés par les adhérents de La Migdal...
Pour des esprits progressistes et pleins de bonnes intentions comme les auteurs du film, il est évidemment un peu dur d'admettre que la destruction de la Migdal advint grâce à un conservateur catholique (Alzogaray, le seul commissaire de police non corrompu de toute la ville de Buenos Aires) qui selon Lévy (citations des mémoires d'Alzogaray à l'appui) partageait assez largement les préjugés antisémites de son temps, puis grâce à la destabilisation des institutions démocratiques par un général fasciste (Uriburu) mais c'est pourtant ce qui s'est passé...
Il se trouve que, pas plus tard que la semaine dernière, un article de La Nación sur la Migdal décrivait les victimes de la traite comme de pauvres polonaises sans même préciser que lesdites victimes étaient tout aussi juives que leurs exploiteurs; on voudrait faire renaître en Argentine, en Pologne et ailleurs le stéréotype malsain du Juif prédateur sexuel avide de jeune chair chrétienne que l'on ne s'y prendrait pas autrement. Cet article très superficiel ne mentionnait même pas non plus le rôle-clé du commissaire Alzogaray dans le démantèlement de cette mafia.
Les graves lacunes de ce médiocre papier m'ont semblé bien plus dommageables que les quelques omissions dont souffre le film Impuros et c'est la principale raison qui m'a poussé à rédiger ce billet. De plus le journal Perfil consacre l'essentiel de son supplément culturel de dimanche dernier à souligner l'importance de la littérature antisémite et nazie en Argentine et rappelle que dans les années 1880 La Nacion avait publié en feuilleton un des nombreux romans antisémites argentins inspirés par La France Juive d'Edouard Drumont).