Le scénario macro-économique qui se déroule en ce moment en Argentine me rappelle Un Jour sans fin : la même politique de « libéralisation » et de déréglementation mise au service de la spéculation financière au détriment des activités productives qui avait déjà été mise en oeuvre il y a 7 ans par les mêmes principaux acteurs ministériels (Caputo et Sturzenegger) va produire les mêmes effets, jusqu'à l'effondrement final qui interviendra d'ici six mois à un an au plus tard.
Les premiers signes de redémarrage de l'inflation et de retrait des capitaux attirés par la « bicicleta financiera » (carry trade en bon franglais) se sont manifestés à partir de mi-février. En dépit des incantations de Milei promettant « inflation zéro » le taux MENSUEL d'inflation reste supérieur à 2% et devrait remonter à près de 3% en ce mois de mars. Avoir au prix d'une violente récession (3,5% de chute du PIB en 2024) simplement ramené l'inflation à un rythme de l'ordre de 30% par an, ce qui était son niveau moyen sur une vingtaine d'années précédentes n'est pas vraiment une réussite exemplaire. La principale raison est idéologique: à force de cultiver une vision étroitement monétariste de l'inflation, Milei et ses ministres économiques ont gardé les yeux rivés sur la seule masse monétaire circulante en négligeant de prendre d'autres mesures essentielles, en particulier lutter contre les abus de position dominante des formateurs de prix en aval (comme l'oligopole de la grande distribution dont les principaux acteurs sont Carrefour, Coto et WalMart ou bien l'oligopole des produits et services de santé) comme en amont (par exemple les monopoles constitués par AcindAr pour l'acier ou AluAr pour l'aluminium qui continuent d'imposer à leurs clients locaux des prix supérieurs à ceux du marché mondial).
Comme à l'époque de Macri (et comme il y a 25 ans à l'époque du peso-dollar), l'irréalisme du taux de change officiel étouffe les activités productives en favorisant la spéculation fondée sur les va-et-vient entre pesos et dollars au détriment de l'investissement productif, d'une part, et en rendant les importations plus compétitives que la production locale, d'autres part.
Malgré les quelques artifices de présentation utilisés par le gouvernement pour dissimuler certaines dettes pendantes à court et moyen termes qu'il faudra bien solder, il ressort que les réserves nettes de la Banque Centrale sont aujourd'hui inférieures à 10 milliards de dollars.
Le maintien d'un taux de change rendant le dollar peu cher au regard de la productivité du pays a permis de satisfaire la fringale d'importations et de voyages touristiques à l'étranger du consumérisme argentin, tout en renchérissant le coût du séjour pour les touristes étrangers dont je peux constater ces jours-ci qu'ils sont beaucoup moins nombreux qu'il y a deux ou trois ans. Les Brésiliens, en particulier, ne se voient plus guère dans les rues de Palermo (d'après les statistiques officielles, il y a eu cet été 25% de touristes étrangers en moins, et un milliard de dollars par mois de dépenses touristiques extérieures, rendant la balance touristique largement déficitaire).
Il s'ajoute à ce double courant de sortie de devises (importations + tourisme) un début de retrait des capitaux spéculatifs (ici appelés "capitaux-hirondelles" pour leur propension à s'envoler vers d'autres cieux à la mauvaise saison) du fait d'une moindre attractivité des taux offerts sur les placements en pesos et surtout d'un sentiment devenu négatif quant à la viabilité du système. En matière de spéculation financière, comme l'a montré le récent scandale de la crypto LIBRA promue par Milei, l'important est de n'être pas le dernier à sortir du circuit, quitte à sauter en marche un peu précipitamment.
Du coup, les spéculateurs sont en train de se re-dollariser et d'abandonner la bicyclette financière qui avait permis jusqu'ici de maintenir, comme dans une pyramide de Ponzi, l'illusion d'un flux continu d'entrée de nouveaux dollars dans le système.
Cependant, dans la seule journée du vendredi 28 mars, la Banque Centrale argentine a dépensé près de 500 millions de dollars pour maintenir la parité officielle et à ce rythme; le système financier argentin ne tiendra que quelques semaines, d'où les supplications adressées au FMI pour obtenir rapidement de l'argent frais (on parle d'un nouveau paquet de 20 milliards de dollars dont une demi-douzaine arrivant dès le mois de mai, mais les décideurs étatiques, échaudés par le catastrophique précédent méga=prêt de 2018 et moins alignés sur les intérêts politiques étatsuniens que le directorat technique, n'envisageraient finalement de lâcher que 2 ou 3 milliards d'ici aux élections de mi-mandat)
En contrepartie, le FMI veut imposer, à défaut d'une dévaluation brutale qui relancerait immédiatement l'inflation, le remplacement du « crawling peg »(gestion glissante de la parité) actuel de 1% par mois par une bande de fluctuation flexibilisant le taux de change.
On a connu cela en Europe dans les années 70 avec le « serpent monétaire » dont fut éjectée le Royaume-Uni après avoir dépensé en vain deux milliards de livres qui partirent dans les poches des spéculateurs financiers (faisant au passage la fortune de Georges Soros.)
Sans remonter aussi loin, et cela nous ramène au scénario d'un Jour sans fin, le gouvernement Macri avait, à l'instigation du FMI, mis en place une telle bande de fluctuation en 2018 qui n'avait tenu que quelques mois du fait de l'intensité des pressions dévaluatrices du marché financier, mais chez les technocrates de cette noble institution on ne change pas une recette inefficace, à condition qu'elle permette aux spéculateurs de s'en sortir sans y laisser des plumes.
Or, à cette époque, c'était déjà Caputo qui était aux manettes (à la tête de la Banque Centrale; il avait, pour tenter d'éviter une dévaluation et au grand déplaisir du FMI, dilapidé les réserves que cette généreuse institution lui avait imprudemment confiées et le FMI avait alors exigé sa démission; ce contentieux ancien explique que la nouvelle négociation avec le FMI soit un peu difficile ces jours-ci (une très médiatique déclaration de Caputo annonçant un prêt de 20 milliards a été sèchement démentie par la porte-parole du FMI qui a précisé que rien n'était encore finalisé).
Certains économistes comme Ricardo Arriazu estiment qu'au bout de 3 mois la bande de fluctuation mourrait de sa belle mort et que l'affaire se terminerait pas une dévaluation pouvant atteindre 50%, ce qui serait synonyme de mort politique pour Milei juste avant les élections de mi-mandat d'octobre prochain.
Pourtant, Milei bénéficie, comme Macri en son temps, de l'appui politique de Trump complété par le soutien des BRICS (nécessité faisant loi, Milei s'est souvenu qu'il avait besoin d'un large soutien au FMI et il s'est un peu rabiboché avec les Chinois et les Brésiliens) et de quelques dispendieux sous-fifres de l'impérialisme étatsunien, dont notre pauvre France macronisée.
Seuls les habituels radins que sont les Néerlandais, les Scandinaves et les Allemands renâclent plus ou moins fort à l'idée de gaspiller de précieuses ressources pour une fois de plus sauver la mise à un prétentieux pantin argentin.
En réalité le prêt comporterait un premier débours de l'ordre d'une demi-douzaine de milliards avec interdiction de les dépenser pour limiter la montée du dollar (cet argent servirait pour partie à rembourser des dettes envers le FMI et d'autres organismes multilatéraux et pour le reste à consolider le bilan de la Banque Centrale en effaçant une partie du passif (les lettres non transférables du Trésor, par exemple).
L'enjeu pour Milei est donc de « passer l'hiver » comme disait autrefois un prédécesseur de Caputo (Alvaro Alsogaray). Pour y parvenir, il compte sur trois facteurs synonymes de rentrées financières:
les revenus fiscaux en provenance de quelques industries du secteur primaire (mines, pétrole, gaz); les mines d'or en particulier bénéficieraient de l'actuelle montée des cours;
la liquidation de la récolte de soja (surtout que la baisse temporaire des taxes à l'exportation mise en place pour inciter les producteurs à vendre se termine en juin);
la réactivation (modeste) du secteur privé de la construction grâce à la mesure de pardon accordée l'an passé aux fraudeurs fiscaux dont les 20 milliards rapatriés se sont en partie investis dans l'immobilier (mais la majorité de ces fonds est déjà repartie se mettre au chaud en Uruguay et dans les paradis fiscaux anglo-saxons)
Pour autant, il n'est pas sûr que cela suffise à sauver le soldat Milei, bien qu'il se montre depuis un an le meilleur allié de Trump et Natanyahou.
Dans les mois qui viennent, les turbulences créées par Trump sur les marchés mondiaux ne vont pas favoriser l'investissement en Argentine, pays traditionnellement considéré comme risqué (le « risque pays » tourne en ce moment autour de 750 points soit 7,5% de taux d'intérêt supplémentaire par rapport aux T-bonds étatsuniens à 10 ans qui servent de référence.)
Jusqu'ici Milei a pu compter sur la décomposition du péronisme (aussi abattu par sa défaite que le Parti Démocrate étatsunien) et sur l'achat de votes législatifs au Congrès par deux mécanismes distincts: la corruption pure et simple utilisant les fonds secrets pour arroser directement des parlementaires (cf. l'affaire Kueider) et le chantage au financement fédéral des provinces nécessiteuses conduisant les gouverneurs à faire pression sur les députés nationaux de leurs provinces pour qu'ils votent « bien ». (« Vota pal' gobierno » disait déjà un célèbre dessin de Molina-Campos au siècle dernier).
Cependant, l'opposition à la politique de la tronçonneuse ne désarme pas, et la féroce répression des manifestations de retraités (qui ont perdu 30 à 40% de pouvoir d'achat l'an passé) est massivement désapprouvée.
La guerre culturelle que mène le gouvernement contre tout ce qui ressemble à une idée de Gauche et son négationnisme à propos du changement climatique (autre point majeur de convergence idéologique avec Trump) rencontre également une désapprobation montante mais qui ne trouve pas encore de débouché politique.
La destruction ordonnée par la direction des routes nationales du monument célébrant Osvaldo Bayer qui avait été érigé près du poste de police contrôlant les entrées à Rio Gallegos (Osvaldo Bayer a décrit dans « La Patagonie rebelle » le massacre par l'armée des ouvriers agricoles lors des grandes grèves de 1920) a été largement condamné y compris dans les milieux de la Droite libérale.
Les dinosaures réactionnaires que l'arrivée de la catho-fasciste Villaruel à la vice-présidence avait revigorés sont régulièrement obligés de rétropédaler après avoir fait des déclarations outrancières.
Le plus récent exemple en est un discours du recteur de l'Université Catholique Argentine où il considérait que les femmes devaient s'occuper d'élever les enfants au lieu de mener une carrière professionnelle.
La levée de boucliers dans tous les secteurs politiques a été telle qu'il a été obligé de s'excuser.
La fragmentation politique intérieure continue de s'accentuer: la guerre larvée que mène Milei contre Macri s'intensifie et sur le trottoir d'en face les désaccords s'accumulent également entre l'ex-présidente Cristina Fernandez de Kirchner et le gouverneur de la province de Buenos Aires Axel Kicillof.
Le nombre élevé de listes pour les élections à la législature de la capitale qui auront lieu en mai est un bon indicateur de cette fragmentation.
Il y a du côté de l'opposition 3 listes péronistes et 3 listes trotskistes (!) et du côté de la majorité sortante de Droite, non seulement le PRO macriste et la LLA miléiste se présentent séparément (les Milei ont voulu défier Macri dans son fief historique) mais chacun d'eux est contesté par des dissidents de poids: l'ancien maire Rodriguez-Larreta a rompu avec le PRO et le trop bruyant démagogue Ramiro Marra qui avait été expulsé de LLA se présente sous le label UCD (le vieux parti conservateur d'Alsogaray et de Lopez-Murphy).
Il n'est pas impossible que la principale liste péroniste de Leandro Santoro arrive en tête, ce qui serait une défaite de mauvais augure pour Macri et Milei dans la perspective des élections de mi-mandat.