Vladimir Raïevskii (1795-1872) était un jeune officier poète qui se distingua à la bataille de Borodino (que les historiens militaires français appellent bataille de la Moskova) pendant la guerre contre Napoléon. Dès 1816, il fit partie d'un groupe secret de jeunes officiers libéraux. Dans les années suivantes, il servit dans différentes armes tout en continuant d'écrire de la poésie. Il était un ami proche de Pouchkine et c'est celui-ci qui le prévint en 1822 de son arrestation imminente car les supérieurs de Raïevskii le considéraient comme responsable de l'affaiblissement de la discipline dans la division dont il formait et dirigeait les fantassins. Il est de ce fait considéré comme le premier des Décabristes. Il passa quatre ans à l'isolement à Tiraspol puis fut transféré à la forteresse de Saint-Pétersbourg et enfin à Varsovie. La commission d'enquête chargée de purger l'armée de ses éléments libéraux, qu'ils aient ou non participé à la mutinerie de 1825, le priva de ses titres de noblesse et de son grade militaire de major et prononça contre lui une peine d'exil intérieur à vie dans un petit village de Sibérie dans la région d'Irkoutsk où il demeura jusqu'à sa mort. Il y développa l'agriculture et créa une école pour les enfants du village. Pendant son exil, il épousa une femme de l'ethnie locale bouriate avec qui il eut neuf enfants.
Raïevskii n'est pas représenté dans les anthologies françaises de poésie russe. Malgré sa proximité avec Pouchkine, il est également absent du récent ouvrage d'A. Markowicz Le Soleil d'Alexandre.
Идиллия
Туманится небо, перун загремел...
Сокрылся за тучами луч яркий денницы...
Я страстью горел
И чашу восторгов на персях девицы
При шуме перуна мгновенно испил...
Всё смолкло, всё тихо, но нежны ланиты Шарлоты
Румянец покрыл,
И локоны зефир волнует развиты,
И перси лобзает под дымкой сквозной.
И грозное небо и громы щадят наслажденье.
Друг нежный, Шарлота, любови святой
Устав натуральный не есть преступленье!..
Нам сердце и совесть порукой с тобой.
Взгляни, после буря природа гордится
Творенья красой!
И сердце невольно к природе стремится...
Пусть снова ударит перун над главой!
Пусть небо готовит нам сильное мщенье,
Но, друг мой, с тобой
Мне жизнь лишь восторги, а смерть - утешенье.
Ma traduction:
Idylle
Le ciel s'est embrumé, le tonnerre a grondé....
Les vifs rayons du jour cachés par les nuages,
Moi, de passion enflammé,
Sur les seins d'une fille au bruit de l'orage,
J'ai bu d'un trait la coupe des délices
Tout est calme et tranquille, mais Charlotte a ses
joues douces qui rougissent.
Et un zéphyr agite ses boucles dispersées,
Embrasse sa poitrine sous un voile aérien,
Et les cieux orageux épargnent la jouissance.
Ma douce amie Charlotte, de l'amour sacro-saint,
Les lois naturelles ne sont pas une offense.
Notre cœur et notre conscience ta caution
Vois après la tempête que fière est la nature
De la beauté de la création !
Et le cœur malgré lui aspire à la nature...
Que par l'orage encor nos têtes frappées soient !
Que le ciel nous prépare sa dure punition,
Mais, mon amie, avec toi,
La vie ne m'est qu'extase, la mort consolation.
Notes sur le texte et la traduction:
Ce poème datant de 1810 montre la propension du jeune Raïevskii à s'exprimer en vers romantiques, ce qui lui valut d'être très tôt repéré parmi les poètes de son temps. La Charlotte dont il est ici question ne nous est pas connue, et d'autant moins qu'il pourrait s'agir d'un pseudonyme ou d'un nom générique désignant une amoureuse: la reine Charlotte d'Angleterre (1744-1818), d'origine allemande, avait contribué à mettre ce prénom à la mode.
Charlotte a ses / joues douces qui rougissent: le texte dit: "les joues douces de Charlotte / le rouge envahit"; l'inversion syntaxique rend la construction moins artificielles en français, et l'enjambement ici introduit permet de respecter la différence de longueur des vers.
Et les cieux orageux: le texte dit: "et le ciel menaçant et les grondements du tonnerre".
Que par l'orage encore nos têtes frappées soient: pour la rime, j'ai passivé la formulation active du texte ("Que l'orage encore [nous] frappe sur la tête").