Je viens d’un temps, les années 60, où les mathématiques étaient devenues « reines » à la place du latin. Appartenir à la prestigieuse filière « C » (qui deviendra plus tard « S ») et y avoir réussi, cela va de soi, était la suprême reconnaissance de l’institution scolaire pour un élève. Du coup, les littéraires de la filière « A » devenaient des sortes d’élèves de « seconde zone » - eux, qui pendant des décennies et des décennies, avaient occupé le sommet de l’échelle scolaire. Moi, je n’aimais pas les « maths », je n’y comprenais rien ; la géométrie surtout était ma bête noire ; et puis j’avais un prof en 3ème qui terrorisait littéralement ses classes.
Bref, à cause de ce désamour de la discipline ou de mon inaptitude à son égard, j’avais de « sales » notes. Et mon père qui voulait que je « fasse » ingénieur plus tard ! [Si l’on en croit nombre de témoignages actuels, la peur des « maths » n’a pas disparu de la tête de nombreux élèves français].
Malgré un prestige demeuré intact, les attaques contre les mathématiques sont tout de même arrivées au début des années 1980 avec la création de la « seconde indifférenciée ». Cette réforme, officiellement, devait permettre aux élèves de bien réfléchir avant de s’engager en 1ère dans l’une des filières proposées. Et réalité, le projet de Christian Beulac, le ministre de l’Education de l’époque, était tout de même de minorer le rôle des mathématiques dans l’enseignement français. À noter que quelque temps auparavant, en juillet 1980,devant les lauréats du Concours général, le président Giscard d’Estaing avait tenu ce discours étonnant pour un polytechnicien : « Il y a des matières qui tendent à prendre trop d’importance, déclarait-il. Jadis c’était le latin. Aujourd’hui les mathématiques occupent une place trop centrale. Elles ne doivent pas être une épreuve test de tout savoir, de toute filière".
On comprend mieux, après ces déclarations, que, deux ans auparavant, les crédits des Instituts de recherche sur l’enseignement mathématique (IREM) aient été subitement réduits. Une chose est sûre, les élèves se sont peu à peu détourné de la discipline.
Pourquoi ce désengouement pour les « maths » ? Bien sûr, il y a l’image un peu farfelue du savant mathématicien, un mélange du professeur Tournesol et du député Cédric Villani - à la tenue que l’on qualifiera, au choix, d’excentrique ou de rétrograde. Mais il y a surtout le problème de la nature des « maths » enseignées, jugées trop abstraites, aux solutions trop définitives, se trouvant de surcroît sans lien avec les interrogations de la recherche scientifique ou le contexte culturel et social. Il y a encore les méthodes d’enseignement sans doute trop magistrales et pas assez participatives. La conséquence est que cet enseignement n’est plus adapté à la formation des futurs chercheurs ou techniciens de haut rang.
Il en résulte un taux d’échec en « maths », particulièrement élevé, attesté depuis plusieurs années, notamment par les études internationales PISA qui classent les élèves français aux plus mauvais rangs, et même au dernier rang des pays européens et à l’avant-dernier des pays de l’OCDE, selon l’enquête Timss publiée en décembre 2020.
Ce phénomène de décrochage des « maths » n’est en fait pas vraiment nouveau. Dès 1959, la presse commençait à évoquer ces centaines d’élèves de 6ème et 5ème qui n’avaient pas acquis au primaire les automatismes de base du calcul, pas appris à raisonner (Le Monde du 03/05/1959). Cinq ans plus tard, le président du Mouvement Défense de la jeunesse scolaire, Marcel Bataillon, notait pour sa part que les programmes de « maths » des élèves du cours moyen étaient surchargés et confus. Puis, en 1966, la Société des agrégés alertait, quant à elle, sur les difficultés des mathématiques et de la physique dans les séries scientifiques. Notons que l’introduction des « mathématiques modernes » à cette même époque ainsi que la réduction du nombre d’heures de « maths » avec la réforme Haby de 1975, n’ont pas permis d’enrayer le déclin de la discipline. Il y avait pourtant eu un rebond en 1995 avec la mise en place des filières ES, L et S et la "montée" des filles avec 48 % en "S" dans les lycées. En 2010, les filles étaient 38 % parmi les élèves qui faisaient plus de huit heures de "maths" par semaine et 52 % parmi les élèves qui en faisaient plus de trois heures. Ce rebond a été stoppé avec la réforme des lycées de 2018. Aujourd'hui, les filles ne sont plus que 31 % à faire plus de huit heures de "maths" par semaine et 47 % à en faire plus de trois heures. Les stéréotypes de genre ont repris le dessus dans l'inconscient collectif, et, plus encore, dans l'inconscient féminin : les "maths" ou l'informatique, ce serait pour les hommes. Conséquence, au moment de faire les choix d'options à la fin de la classe de seconde, les filles se détournent des matières scientifiques.
On a cependant besoin des mathématiques. On le sait, les chiffres sont partout de nos jours : dans les sondages, dans les études des sciences humaines elles-mêmes, celles que l’on appelle « quantitatives ». Les « maths » sont censées fournir des solutions incontestables, poser objectivement les problèmes : c’est excessif, mais notre monde numérique ne peut se passer de l’apport des mathématiques. Dans ce domaine du reste, tous les besoins en main-d'oeuvre ne sont pas couverts. Il faut juste réhabiliter cette discipline, en augmentant par exemple de quelques heures sa présence en première et en terminale, en recrutant des profs de "maths" car nous en manquons.
Michel Fize, sociologue, auteur de L’Ecole à la ramasse, L’Archipel, 2019.