Les débats actuels sur la liberté de la presse, la liberté d’expression et la laïcité rencontrent un obstacle : la religion ne se discute pas, sauf entre théologiens. Avec un détour par les États-Unis et le point de vue de Henry D. Thoreau.
Pratiquement tout peut se dire dans le débat démocratique, à l’exception de la diffamation ou de l’incitation à la haine raciale. On peut contester que le « socialisme de l’offre » soit vraiment « socialiste », au sens où l’on entendait ce terme il y a quelques décennies. On peut blâmer l’affirmation selon laquelle une minorité européenne n’a pas vocation à s’intégrer en France et doit retourner dans son pays d’origine. De même, on peut souligner que, dans l’affaire du barrage de Sivens, un semblant de processus démocratique a conduit au vote de ce projet par le Conseil général du Tarn, tant les conflits d’intérêt et le non-respect des avis des associations protectrices de la nature ont été flagrants. Mais quant à critiquer la religion, dire que la croyance en tel dogme particulier choque la raison humaine, qu’il faut être bien crédule pour respecter tel article de foi, il vaut mieux n’y pas penser : la religion est un sujet à éviter.
Pour s’en convaincre, il est utile de prendre de la distance et de faire le détour par les États-Unis dont la culture proclame la plus extrême liberté d’expression. Le Premier Amendement à la Constitution (1791) interdit au Congrès de limiter la liberté de parole ou de la presse : l’individu devrait donc être totalement libre de s’exprimer comme il l’entend. Toutefois, une constitution ne peut rien contre le pouvoir de l’opinion publique, comme le souligne Tocqueville en 1835 : « Je ne connais pas de pays où il règne, en général, moins d’indépendance d’esprit et de véritable discussion qu’en Amérique. » C’est la majorité qui « trace un cercle formidable autour de la pensée », c’est l’opinion publique qui décide en fin de compte du degré de liberté d’expression, ainsi que de nos jours les actionnaires des médias. Récemment, les observateurs ont noté que les grands journaux américains, même le New York Times, s’étaient bien gardés de reproduire la une du numéro des « survivants » de Charlie Hebdo dans leurs articles sur l’atteinte à la liberté de la presse en France. Dans la nation la plus religieuse parmi les pays développés, où la Constitution garantit la liberté de culte, on ne se risque pas à la satire d’une religion : au début du xviiie siècle, le malin Benjamin Franklin recommandait déjà aux journalistes la plus extrême prudence pour ne pas heurter la sensibilité religieuse et ne pas s’attirer à la fois l’inimitié des dignitaires des Églises, et celle des lecteurs qui sont aussi des clients du journal.
Un certain conformisme concernant la religion est donc de règle : il adopte l’autocensure, jugée comme une inévitable restriction de la liberté d’expression afin de ne pas heurter les croyants ; pourtant, les Américains dans leur majorité adhèrent à la position selon laquelle, dans le grand marché des idées, pour lutter contre un discours que l’on n’aime pas, il vaut mieux s’en remettre à la concurrence d’autres discours, plutôt qu’à la censure. C’est pourquoi la France est souvent critiquée par les Américains comme étant un pays où la liberté ne règne pas, puisqu’une loi interdit de nier le génocide des juifs et des tsiganes lors de la Seconde Guerre mondiale ou une autre de porter à l’école des signes religieux ostentatoires. La défense vigoureuse de la liberté d’expression absolue et de la liberté de la presse ne va cependant pas actuellement jusqu’à l’analyse du mode de fonctionnement des médias américains, possédés par de grands groupes financiers qui sélectionnent en fonction de leurs propres intérêts ce que leur public doit savoir.
En 1858, le philosophe américain dissident, Henry D. Thoreau, s’insurgeait contre cette limitation que la presse s’imposait : « Le dernier journal à la mode se croit très ouvert, non, audacieux, mais il n’ose pas publier les réflexions d’un enfant sur un sujet important, ainsi la vie, la mort et les bons livres. Il lui faut le verdict des théologiens, tout aussi sûrement que le journal le plus complaisant. […] Il existe de nombreux journaux assez courageux pour dire ce qu’ils pensent du gouvernement, car celui-ci prône la liberté ; mais je n’en connais aucun, de grande diffusion ou dirigé correctement, qui ose dire ce qu’il pense du dimanche ou de la Bible. On leur a graissé la patte pour garder le silence. Ils sont au service de l’hypocrisie. »[1] Un siècle et demi après, la situation n’a guère changé et les proclamations de liberté n’y font rien : la religion reste un domaine à part, intouchable, quoique très présent, très visible, dans la vie civile et politique des États-Unis.
Pour la société française, secouée par les tueries de janvier, alors que le débat sur la laïcité se fait plus pressant et que diverses voix demandent un plus grand respect de la laïcité[2], le fait suivant doit être présent à l’esprit : alors que la laïcité est un principe qui sépare les Églises de l’État, la société civile de la société religieuse, la discussion concernant la définition du concept – car il a une histoire et n’est pas univoque – comporte un élément (la religion) dont on ne peut discuter, sauf entre théologiens. Comme le dit Thoreau de façon lapidaire, « Qu’est-ce que la religion ? Ce qui n’est jamais dit. » Le débat se voit ainsi faussé au départ ; il est donc bien difficile à conduire sereinement, surtout lorsque la « sensibilité religieuse » refuse la critique, manie l’anathème contre les mécréants et récuse les athées.
Il n’en reste pas moins que l’émancipation laïque est essentielle pour construire un monde commun, débarrassé des inégalités obscènes, des exclusions criantes, du racisme et des fanatismes néfastes. L’indispensable débat approfondi passe par une liberté d’expression exercée de façon responsable, c’est-à-dire susceptible de « répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la loi » (Article XI de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen) ; elle va de pair avec la liberté de la presse, une presse qui diffuse les idées avec lesquelles se construisent les règles de fonctionnement de la société.
[1] Journal, trad. Brice Matthieussent, Le Mot et le Reste, 2014, p. 469, 494.
[2] Voir l’article de Lucie Delaporte : http://www.mediapart.fr/journal/france/090215/amiens-nord-chacun-cherche-sa-laicite