Depuis les États-Unis, le linguiste Noam Chomsky apporte un avis discordant sur le kaléidoscope d’évènements qui, en janvier, ont secoué Paris, la France, voire le monde : peu sensible aux marches silencieuses qui se sont déroulées dans tout le pays, il perçoit une autre violence qui pourrait bien jouer un rôle dans le déclenchement des actes terroristes et dans le soutien relatif qui leur est accordé par ceux qui sont marginalisés.
De multiples interprétations ont déjà été avancées pour tenter de comprendre les tueries à la kalachnikov de Paris, ainsi que l’ampleur des rassemblements qui ont suivi : pour quelles raisons tant de gens se sont-ils sentis concernés ? Pourquoi tant de chefs d’État ont-ils fait le voyage jusqu’à Paris et marché ensemble quelques centaines de mètres sur un boulevard parisien ?
Il est nécessaire d’entendre également les points de vue de ceux qui n’ont pas eu une connaissance directe, émotionnelle, de l’événement et qui perçoivent d’autres aspects de la réalité que ceux sur lesquels on s’est focalisé. Ainsi, l’opinion de Noam Chomsky, intellectuel dissident, partisan d’une liberté d’expression absolue, qui l’a autrefois conduit à défendre le négationniste Robert Faurisson et à s’opposer à la loi Gayssot, fait entendre un autre son de cloche. Dans un article adressé à CNN le 19 janvier, il s’intéresse moins à l’ampleur des manifestations qu’à une réflexion sur l’hypocrisie des opinions publiques occidentales, motivées par des intérêts sélectifs, et coupables d’omissions frappantes. Pourquoi les massacres de civils dans la Bande de Gaza, l’été dernier, n’ont-ils pas provoqué une vague mondiale significative d’indignation ? Chomsky mentionne aussi un autre exemple que l’on a vraiment tendance à oublier parce qu’il est très éloigné de notre vie : ce qu’il nomme « la plus extrême campagne terroriste des temps modernes », lancée par Barak Obama, président des États-Unis et prix Nobel de la Paix. Elle consiste à « cibler » de par le monde des suspects, des « terroristes » de haut ou moindre niveau ; ils sont tués plutôt que capturés et jugés. Le Président valide l’ordre d’éliminer ces militants présumés et d’utiliser des drones envoyés depuis diverses bases occidentales.
Il s’agit d’une prétendue « guerre » contre Al Quaïda, une guerre « sale », sans déclaration de guerre, sans référence au droit international de la guerre, sans condamnation préalable des « cibles » au terme d’un procès équitable, sans armée aux uniformes repérables, et même, du côté américain, en l’absence de soldats, puisque ceux qui appuient sur les boutons sont à l’abri, à des milliers de kilomètres de là : les bombes tombent tout de même, tuent, et pas nécessairement des « terroristes », mais des femmes et des enfants ou des sauveteurs fauchés au deuxième passage du drone. En 2014, le Conseil des Relations Étrangères estimait le nombre de ces victimes à plus de 3 000 sous l’administration Obama.
Faisons l’effort d’imaginer l’effet de ces engins sans pilotes, ces drones « chasseurs-tueurs » (Chamayou) qui survolent longuement des populations civiles, bourdonnent sans but identifiable au-dessus des têtes, de jour comme de nuit, sèment l’effroi et parfois la mort ? Ne se pourrait-il pas que ces drones « à la précision chirurgicale » (mais à 15 mètres près seulement) alimentent la haine de l’Occident ? Lorsqu’il n’y a plus de différence entre le combattant et le non-combattant et que tout individu est soupçonné d’appartenir à une organisation terroriste, l’ensemble de la population se voit entraînée dans cette « guerre » bâtarde : l’humiliation due au sentiment d’impuissance et d’injustice se transforme en ressentiment et entraîne le recrutement de nouveaux militants mus par un esprit de vengeance. À l’époque d’Internet et de YouTube, les images de ces « frappes » aveugles se répandent jusque dans les quartiers pauvres des villes françaises où une partie de la population sent qu’elle n’a pas sa place dans la communauté nationale : elle s’identifie alors aux victimes palestiniennes, yéménites, pakistanaises ou afghanes — celles que l’on ne pleure pas en France. Car il y a une solidarité transnationale des « sans deuil » (Judith Butler), des « sans papiers », des « sans emploi », et autres « sans », de tous ceux que l’on désigne par une absence signalant qu’ils ne font pas partie de « Nous ». Et l’on revient à l’argument de Chomsky, lorsqu’il critique les manifestations hypocrites et sélectives des opinions publiques occidentales contre « Leurs » crimes, ceux des terroristes, en oubliant les nôtres parce qu’ils sont censés défendre de nobles valeurs.
Dans la période d’introspection déclenchée par le traumatisme subi, il serait bon d’analyser – à la lumière d’une identification possible aux victimes du « terrorisme » d’État ailleurs dans le monde – les raisons de ceux qui « ne sont pas Charlie », ceux qui ont considéré qu’ils n’avaient pas de raisons de manifester pour les caricaturistes de Charlie-Hebdo ni de respecter une minute de silence. Au lieu de s’insurger contre le fait que l’on « importe des conflits extérieurs » (Palestine/Israël), il conviendrait plutôt de voir la réalité, à savoir que certaines guerres lointaines et leurs indignités associées (Abu Ghraib, Falloujah, Guantanamo…) touchent une partie de la population française, ajoutent aux humiliations et au ressentiment. La violence déniée, non reconnue par l’opinion majoritaire, revient de façon incontrôlée, monstrueuse, avec des kalachnikovs.
http://edition.cnn.com/2015/01/19/opinion/charlie-hebdo-noam-chomsky/
Grégoire Chamayou, Théorie du drone (La Fabrique, 2013).
Marjorie Cohn, ed. Drones and Targeted Killing: Legal, Moral, and Geopolitical Issues. (Interlink Books, 2015).